Crosby, Stills & Nash

L’effervescence culturelle qui secoua le « Swinging London » dans les années soixante amena son lot de nouveautés jamais vues auparavant. L’une d’entre elles fut l’apparition du terme ‘super-groupe’ que popularisa Eric Clapton, Jack Bruce et Ginger Baker en formant Cream à l’été 1966. Le super-groupe est la fusion testostéronée de musiciens ayant déjà fait leurs preuves dans une autre formation. Dans le cas de Cream, Clapton venait de fuir les Yardbirds, Bruce de même avec Manfred Mann et Baker sortait de Graham Bond Organisation. L’avènement d’une telle réunion, cette section rythmique incroyable entourant le nouveau Dieu de la guitare fit grand bruit et la presse s’accorda à leur décerner ce qualificatif inédit. Une nouvelle direction s’ouvre alors pour les musiciens talentueux végétant dans un groupe pas au niveau de leurs attentes ou ayant des envies d’ailleurs. Telle une ligue de super héros, ils vont réunir leur génie respectif pour élever le niveau de jeu parfois le temps d’une simple session. The Dirty Mac (John Lennon, Keith Richards, Eric Clapton, Mitch Mitchell) n’aura vécu que le temps d’un concert filmé dans le Rock & Roll Circus des Rolling Stones en 1968. La liste est longue comme un manche de Fender (voir anec-doses ci dessous) et apportera son lot de très bons et celui de «  c’est quoi ce bordel ? » (coucou Johnny Depp et les Hollywood Vampires !). Au cœur de la vallée de Laurel Canyon, plusieurs rencontres fortuites vont mener à l’émergence d’un trio surprenant qui va susciter une attente énorme du public américain. Trois mecs que rien ne semblait vouer à se faire rencontrer mais qui vont faire sonner voix et guitares comme jamais auparavant.

L'or du Canyon :

Situé entre Hollywood Hills et Beverly Hills, Laurel Canyon est traversé par le boulevard du même nom qui rejoint Mulholland Drive  et le Fryman Canyon de l’autre côté de la vallée. Le canyon fut habité durant des milliers d’années par la tribu Tongva, peuple amérindien qui occupait une grande partie de ce qui deviendra Los Angeles avant l’arrivée des européens. D’aucuns diront que cette terre fut imprégnée d’énergie mystique au fil des siècles lui conférant son magnétisme si particulier. Isolé de sa cité voisine durant des décennies et seulement ravitaillé par un chemin rocailleux sur des kilomètres, il faut attendre le début du XXème siècle pour voir débouler les premiers artistes avides de tranquillité dans ce havre de paix encore inviolé. Houdini, Louise Brooks et Clara Bow dans les années 20, Robert Mitchum dans les années 40 ou encore Leslie Caron dans les années 50. Mais c’est bien au cours des sixties que Laurel Canyon gagne ses lettres de noblesse et devient aux yeux du monde le berceau de la contre-culture. David Crosby déclara : « Il y a des périodes d’apogée qui ne s’expliquent pas : Paris dans les années 20, la Renaissance en Italie et Los Angeles entre 1965-1975. »

Laurel Canyon

Et le morse à moustache sait de quoi il parle. Il est un des premiers freaks à poser ses sacs de marijuana dans les lacets du Canyon. Lookout Mountain Avenue, Weepah Way, Willow Glen Road… autant d’artères qui serpentent au travers des collines dominant L.A., loin du tumulte de la cité. Si de nombreux jeunes fraîchement arrivés sur la côte ouest des étoiles plein les yeux viennent à louer une bicoque dans le coin, c’est d’abord car le quartier n’est pas cher. Bien plus abordable qu’un appartement dans le centre et pourtant à seulement une dizaine de minutes de toutes les commodités. De plus le cadre est idyllique. Un secteur encore peu fréquenté, peuplé de palmiers, cactus et eucalyptus dans un calme monacal. La campagne à dix minutes du Boulevard. Les groupes qui se produisent au Troubadour, au Ciro’s ou au Whiskey-A-Go-Go terminent bien souvent la soirée dans les logements de Laurel Canyon après avoir amené avec eux la moitié de la boîte. On retrouve The Modern Folk Quartet dont le chanteur Henry Diltz troquera vite son banjo contre un objectif pour devenir un des plus célèbres photographes du rock (Morrison Hotel, 1970). Mais le groupe le plus populaire dans la Cité des Anges en 1965 ne vient pas de Liverpool. Il est le fruit de la rencontre entre trois jeunes qui écument toutes les scènes folks de la ville : Roger McGuinn, Gene Clark et David Crosby. Ils se trouvent deux points communs : Bob Dylan et les Beatles. Désireux de fusionner les morceaux folks du Zim’ aux Rickenbacker cinglantes des Anglais, ils forment The Byrds.

La bande de volatiles connaissent le succès au premier coup d’essai avec une reprise de Dylan : Mr. Tambourine Man (1965). Le single se classe en tête des charts des deux côtés de l’Atlantique et va aider à populariser le terme folk rock à grande échelle. Il sera suivi quelques semaines plus tard par leur deuxième (et dernier) numéro un : Turn, Turn, Turn (1965), une cover de Pete Seeger célèbre pour avoir écrit If I Had a Hammer (1950) que reprendra Trini Lopez. L’impact des Byrds est tel que leur son influencera grandement l’enregistrement de Rubber Soul (1965) des Beatles, particulièrement les riffs de guitare sur Nowhere Man et If I Needed Someone. On a malheureusement tendance à minimiser la source d’inspiration que fut le groupe de McGuinn. Les esprits restent bien souvent focalisés sur les Beach Boys, encore auréolés de leur hit planétaire I Get Around (1964), et qui préparaient en silence un certain Pet Sounds (1966) reconnu depuis comme un des albums les plus importants de l’histoire. Le quintet prend ses quartiers au Troubadour, une boîte de nuit sur le Sunset Strip à Hollywood. A quelques miles de Laurel Canyon... arrangeant à bien des égards. The Doors, Frank Zappa, Love, The Turtles, The Monkeys font partie des habitués du Strip comme des résidents du canyon où des orgies épiques prennent place jusqu’au petit matin.

C’est toujours au Troubadour que les Byrds vont introduire un nouveau groupe encore inconnu du grand public comme de la scène locale. Le Buffalo Springfield est la composition hétéroclite de deux Américains et trois Canadiens. Richie Furay admettra par la suite que c’est précisément ayant écouté les Byrds qu’il décida de quitter son Ohio natal pour rejoindre la Californie. Il n’est pas seul. Au départ de New-York où ils ont écumé la scène folk de Greenwich, son compère de la Nouvelle-Orléans Stephen Stills l’accompagne. Lui-même a donné rendez-vous sur la côte ouest à un guitariste virtuose rencontré récemment au Canada, un habitant de l’Ontario qui a passé illégalement la frontière au volant d’un corbillard Buick Roadmaster : Neil Young.

Dewey Martin, Bruce Palmer, Neil Young, Richie Furray, Stephen Stills

Après avoir recruté le bassiste Bruce Palmer et le batteur Dewey Martin, eux aussi Canadiens, le Buffalo Springfield voit le jour. Ils pondront trois galettes en deux années d’existence, certes inégales, mais permettront au tandem Stills/Young de faire leurs gammes. Le Loner démontre son aisance dans tous les registres, de la country Nowadays Clancy Can’t Even Sing (1966), du rock acide Mr. Soul (1967) aux arrangements orchestraux sur Expecting to Fly (1967). Quant au texan Stephen Stills, il compose le titre emblématique que chaque groupe se doit de posséder : For What It’s Worth (1966). The Byrds et Buffalo Springfield passent une bonne partie de l’année 1966 à tourner ensemble à travers la Californie quand ils ne sont pas en résidence dans les divers clubs de Los Angeles. Une amitié naît alors entre Crosby, Stills et Young. Même si ce dernier, fidèle à la ligne de conduite qu’il adoptera toute sa carrière, multiplie les disparitions et les retours selon ses humeurs. Il faut reconnaître que l’ambiance au sein des deux groupes n’est pas au beau fixe. Comme souvent les addictions et les problèmes d’égo font des ravages. David Crosby finit par se faire dégager des Byrds et retourne traîner son spleen dans Laurel Canyon. Il passe le plus clair de son temps à fumer des joints chez Cass Elliot. La chanteuse des Mamas & Papas possède une propriété au 7321 Woodrow Wilson Drive avec piscine et roseraie. Sa maison est vite devenue le point de ralliement de tous les musiciens du Canyon, Mama Cass se faisant même appeler « la Gertrude Stein de Laurel Canyon » du nom de la célèbre poétesse américaine qui recevait le Tout-Paris des années 20 dans son appartement au 27 rue de Fleurus.

Chez Mama Cass, 7321 Woodrow Wilson Drive

David Crosby, entre deux trips hallucinés, trouve le temps de produire le premier album de Joni Mitchell (Song to a Seagull, 1969) une jeune artiste dégotée dans un club de Floride. Il la ramène fièrement à Los Angeles et l’installe provisoirement chez Mama Cass. Quand les invités sont bien défoncés, c’est-à-dire à peu près tous les jours (le Cros’ se vante d’avoir la meilleure herbe de tout L.A.), il inflige le coup de grâce en demandant à Joni de chanter Both Sides Now (1969) qui deviendra un hit pour Judy Collins. Son monde est conquis. Même Eric Clapton, en tournée aux Etats-Unis avec son groupe Cream, tombe sous le charme de la Canadienne lors d’un passage dans le Canyon. Elle lui apprend alors comment jouer un accord ouvert ce qui le laisse baba.

Joni Mitchell, David Crosby (joint en main), Eric Clapton et la fille de Cass Elliot en 1968.

Même trajectoire que les Byrds pour le collectif américano-canadien du Buffalo Springfield. Les crises de colère volcanique de Stephen Stills mêlées au caractère volage et lunatique de Neil Young auront eu raison du groupe qui explose en plein vol. Leur troisième et dernier album sera même mixé et publié alors que celui-ci n’existe déjà plus. Neil a même sorti son premier effort solo, intitulé sobrement Neil Young (1969). On retrouve sur ce disque quelques noms qui gagneront bientôt à être connus. Ry Cooder qui travaillera avec les Stones, Clapton, John Lee Hooker entre autres. Jim Messina déjà présent sur l’ultime Buffalo et qui partira fonder Poco avant de rejoindre Kenny Loggins pour le tandem Loggins & Messina. Enfin Jack Nitzche ralliera les Crazy Horse, le fidèle destrier de Young durant la première moitié des seventies. Stills quant à lui retrouve son collègue et ami Crosby à Laurel Canyon. Ils passent leurs journées à se défoncer et à jouer de la guitare et sentent bien qu’ils vont vite être amenés à travailler ensemble.

Graham Nash et Cass Elliot

Mais c’est bien Joni Mitchell qui va être responsable de la suite des évènements. En Angleterre, où l’effervescence musicale bat son plein, The Hollies a su tirer son épingle du jeu. Dans la plus pure tradition des groupes beat du nord de l’Angleterre, Graham Nash et Allan Clarke se rencontrent à Manchester et partagent la même admiration pour Buddy Holly ce qui donnera le nom de leur groupe. Les Hollies connaissent un immense succès national, portés par les titres Just One Look (1964), I’m Alive (1965), Bus Stop (1966) ou encore On a Carousel (1967). Malgré une tournée aux Etats-Unis, ils ne parviendront jamais à percer le marché américain, tragédie pour pléthore de groupes anglais confinés aux terres de Sa Majesté.

Quand Graham Nash arrive à Los Angeles pour la première fois, il sent qu’il a déjà dit adieu de moitié à l’Angleterre. Au cours d’une fête organisée par la maison de disques pour les Hollies, un jeune type lui propose de passer voir ses potes qui travaillent en studio. Ce sont The Mamas & The Papas. Cass Elliot sympathise avec Nash et le lendemain passe le chercher dans sa décapotable pour le conduire à Laurel Canyon. A Woodrow Wilson Drive, il trouve vautré dans le canapé du salon un petit gros à moustache assis devant une boîte à chaussures remplie d’herbe. Il roule joint sur joint en le fixant sans sourciller. C’est Crosby. La première rencontre qui va changer sa vie. Mais ce qui va définitivement le convaincre de rester à Los Angeles, outre les récentes divergences d’opinion artistique avec les Hollies, est dû à un coup de foudre. Joni Mitchell a elle aussi emménagé récemment dans le Canyon. Les deux vont tomber éperdument amoureux et rapidement se mettre en ménage. Avec la présence de Crosby et de Stills dans le voisinage, tous les facteurs sont réunis pour la naissance du super-groupe.

Crosby et Nash

Les trois Mousquetaires :

Pour Crosby, la scène s’est déroulée chez Mama Cass quelque part pendant l’été 68. Selon Nash, c’était dans le salon de Joni Mitchell. Dans tous les cas, la première session officielle entre les trois musiciens prend place après un repas bien arrosé et entre deux pétards grillés. L’ex-Byrd confie ses envies de duo avec Stephen Stills dans le style Everly Brothers. Le Texan prend alors sa guitare et se met à jouer une de ses compositions : You Don’t Have to Cry. Graham Nash est sur le cul. Il demande à plusieurs reprises qu’on lui rejoue le morceau. C’est pour lui une révélation. Il tient ici une sonorité à des années-lumière du Merseybeat des Hollies. Les temps sont au changement et les dérives psychédéliques dans les productions d’album qui ont vu le jour en 1967 ont laissé place à un retour au source plus minimaliste. Creedence vient de sortir son premier album éponyme. The Band, le groupe de Bob Dylan, a lui publié Music from Big Pink (1968) qui sera une forte source d’inspiration pour Crosby, Stills et Nash. Le retour aux racines du rock s’exportera même au pays d’Albion et se retrouvera dans le White Album (1968) des Beatles comme dans Beggar’s Banquet (1968) des Rolling Stones. Quand Nash rejoint les deux autres au chant cette soirée à Laurel Canyon, la magie opère. Les trois voix semblent se fondre en une seule devenant elle-même un instrument à part entière. Tout défoncés qu’ils sont à ce moment précis, ils savent qu’ils tiennent quelque chose d’unique. Tellement unique que les voilà colportant fièrement leur musique de porte à porte dans tout le Canyon. Tous leurs confrères sont unanimement conquis.

Stephen Stills, Graham Nash

Les trois artistes sont encore attachés contractuellement à leurs groupes respectifs et il faut attendre quelques mois avant de pouvoir sortir quelque chose publiquement. Ils ont alors tout le loisir de travailler leur matériel et d’accorder leurs guitares. Graham Nash claque officiellement la porte des Hollies en décembre. Il s’envole pour L.A. et revient à Londres avec ses deux compères. Crosby, Stills & Nash passent une première audition pour Apple Records, le rutilant bébé des Beatles et… se font recaler ! C’est le légendaire Ahmet Ertegun, le patron d’Atlantic Records au nez toujours creux, qui va finalement les signer. Stills est encore sous contrat chez eux via Buffalo Springfield contrairement à Crosby qui fut viré de Columbia en même temps que des Byrds. C’est un peu plus compliqué pour Nash relié à Epic Records avec les Hollies. Ertegun, en maestro des négociations, parvient à trouver un arrangement avec le PDG Clive Davis. Il procède à un « échange » entre son nouveau poulain et Richie Furay, ancien Buffalo Springfield toujours chez Atlantic. Après avoir dégotté une maison de disques, le trio s’attelle à trouver une équipe de managers. Ils font appel à Elliot Roberts et David Geffen. Le premier s’occupera de maintenir le groupe concentré sur la musique et de gérer les égos. C’est lui qui prendra en main la carrière solo de Neil Young et Joni Mitchell. Geffen, en requin du business, est lui en charge des affaires du groupe. Maintenant que toutes les formalités sont réglées, place à la musique. David Crosby, Stephen Stills et Graham Nash entrent au Wally Heider Studio de Hollywood en février 1969.

Ahmet Ertegun et David Crosby

De l'art à l'harmonie :

Le plus frappant à la lecture des crédits de l’album est l’omniprésence de Stephen Stills. Dans les compositions comme dans la production, le Texan s’est surpassé et impose d’emblée sa patte sur son nouveau groupe. Si Crosby et Nash se cantonnent à leur instrument de prédilection, la guitare, lui touche à tout : basse, claviers, percussions, guitare rythmique comme solo. C’est une démonstration de force pour le prodige multi-instrumentiste. Il faut bien reconnaître que ses deux compères, malgré leur talent au chant comme à l’écriture, sont un cran en dessous techniquement. C’est donc en toute logique que Stills ouvre le bal avec Suite : Judy Blue Eyes, une piste longue de 7 :22. Et c’est d’ailleurs le seul des trois à jouer, les deux autres se retrouvent derrière les micros. Ils sont accompagnés par Dallas Taylor à la batterie comme sur tout le reste de l’album. Stephen traite ici de sa relation compliquée avec la chanteuse Judy Collins (« Sometimes it hurts so badly I must cry out loud ») comme de l’alcoolisme qui la rongeait alors (« Something inside is telling me that I’ve got your secret »). Il est d’ailleurs question de ses rendez-vous chez le psy tous les jeudis et samedis pour ses addictions (« Will you come to see me, Thursdays and Saturdays ? »). La longueur exceptionnelle du morceau s’explique par un collage de plusieurs fragments lui donnant son nom : une suite est un ensemble de pièces instrumentales ou orchestrales en musique classique. C’est aussi un jeu de mot dans le titre qui peut aussi être compris comme « Sweet Judy Blue Eyes ».

Stephen Stills et Judy Collins

Cette suite comporte quatre parties distinctives sans réel refrain. La première qui traite essentiellement des malheurs de Stills sur un air pop traditionnel et dure jusqu’à 2 :48. Sur la deuxième partie, le rythme ralentit durant quatre couplets courant à 4 :40. Un solo de guitare acoustique fait la jonction avec la troisième section comprenant trois couplets plus poétiques et abstraits que les précédents. A 6 :30 intervient la quatrième et dernière partie, la plus emblématique du morceau, avec ses onomatopées « doo-doo-doo-da-doo » et ses vers en espagnol. Stills a griffonné ses quelques lignes dans le seul but de remplir la fin du morceau et car elles n’avaient pas grand-chose à voir avec sa thématique principale. Il est en effet question de Cuba, la « perle caribéenne », où le narrateur aimerait se rendre. L’espagnol reste assez approximatif, ce pourquoi Stills semble marmonner dans sa barbe afin de ne pas être distinctement compris. Cette partie détient d’étranges similitudes avec Sun King des Beatles sur Abbey Road (1969) sorti quelques mois après où John Lennon fredonne quelques mots hispaniques sans queue ni tête.

Marrakesh Express est la première contribution de Graham Nash avec son nouveau groupe et deviendra aussi le premier single tiré du LP. Il l’avait d’abord proposé aux Hollies avant son départ mais ceux-ci l’avaient refusé. Ils ne la trouvaient pas assez commerciale. Les compos de Nash étaient souvent méprisées par Tony Hicks et Allan Clarke et ce fut une des raisons le poussant à quitter le groupe. En 1966 l’Anglais avait visité le Maroc. C’est après un voyage en train entre Casablanca et Marrakesh que lui vint sa chanson. Il était censé voyager en première classe mais s’ennuya rapidement et décida d’aller voir ce qui se passait dans les compartiments plus populaires. Il ne fut pas déçu du voyage. Le wagon était rempli d’animaux en liberté (« Ducks, and pigs and chickens call ») et de personnages haut en couleur (« Striped djellebas we can wear at home »). Il est aussi clairement question de marijuana (« Blowing smoke rings from the corners of my mouth, Colored cottons hang in the air »), Nash en fumant pas mal à l’époque. Dave Crosby, bien calé sur le sujet, décida de déplacer le vers qu’il bredouillait sur Guinnevere au début de Marrakesh Express : « Whoopa, hey mesa, hooba huffa, hey meshy goosh goosh ». Graham voulait que la structure musicale se rapproche le plus de ce qu’il avait entendu au Maroc. Une fois de plus Stephen Stills va faire des merveilles dans la production du titre. Par-dessus la batterie de Jim Gordon (remplaçant ici Dallas Taylor) qui rappelle le bruit du train, il ajoute ce riff si distinctif obtenu en superposant deux guitares électriques. Il s’occupe également de la basse, du piano et de l’orgue Hammond.

Vient enfin le tour de chant de Crosby. Sa première pierre à l’édifice porte le nom de Guinnevere. C’est un des premiers morceaux qu’il joua à Nash finissant de convaincre ce dernier. Il est à première écoute question de Guenièvre, femme du Roi Arthur, dans la légende des Chevaliers de la Table Ronde. Elle est décrite par Lancelot du Lac, le narrateur, avec qui elle eut une liaison. Mais selon David, il parle non pas d’une mais de trois femmes en même temps. La première est Joni Mitchell (encore elle) avec qui il eut une brève aventure pendant l’enregistrement de son premier album. La deuxième était Christine Hinton, sa petite amie de l’époque, qui se tuera en septembre 1969 dans un accident de voiture à San Francisco. Crosby ira lui-même identifier le corps et selon Graham Nash « ne sera plus jamais la même personne ensuite ». Il dispersa ses cendres dans le Pacifique depuis son bateau le Mayan. Pour la troisième personne, il n’a jamais voulu révéler son identité.

David Crosby & Christine Hinton

On retrouve ensuite You Don’t Have to Cry que Crosby et Stills avaient joué à Nash chez Mama Cass (ou Joni Mitchell selon). Stephen a écrit le morceau dans l’idée de le chanter en duo avec David. Ce qu’ils font devant un Graham Nash bouche bée. Après leur avoir fait rejouer plusieurs fois, il ajoute sa propre voix mais dans un registre plus aigu. Le résultat est extraordinaire et les quelques personnes présentes ce jour-là, même si elles doivent planer vachement haut, tombent à la renverse. Comme Judy Blue Eyes, le Texan se livre encore à propos de Judy Collins. Cette dernière était partie à New York (« Do you think of me and how you left me cryin’ ? ») pour jouer dans le programme théâtral Shakespear in the Park mais aussi pour fuir la folie de la côte ouest (« Are you thinkin’ of telephones, And managers, and where you got to be at noon ? »). Collins livrait bataille depuis un moment contre son alcoolisme et vivre avec Stephen Stills comme dans Laurel Canyon n’était pas le meilleur des sevrages.

La face A se conclue sur Pre-Roads Down, un apport plus électrique que coutume de Graham Nash. La piste de guitare électrique qu’on peut entendre en fond est une fois de plus signée Stephen Stills qui a fait jouer la bande à l’envers. Celle-ci colle magiquement au morceau ce qui fera vriller complètement David Crosby lors du résultat final. Il est à noter que Mama Cass Elliot fait partie des chœurs même s’il est très difficile de distinguer sa voix (seulement dans le refrain). Une forme de gratitude de la part de Nash qui tenait à la remercier elle sans qui rien ne serait arrivé. C’est la seule personne étrangère au trio à chanter sur l’album.

La face B s’ouvre sur Wooden Ships qui réunit David Crosby, Stephen Stills et Paul Kantner de Jefferson Airplane à la composition. L’action prit place en 1968 à Fort Lauderdale en Floride sur le bateau de Crosby, le Mayan. Ce dernier apporta la musique, Kantner deux couplets et Stills le troisième. Des démos furent enregistrées dès le mois de mars 1968 et le morceau mit donc un an à resurgir. Le premier vers (« If you smile at me, I will understand, Cause that is something everybody everywhere does in the same language ») provient d’ailleurs d’un panneau planté devant une église baptiste en Floride. Paul Kantner était avec son groupe en pleine bataille juridique contre Matthew Katz leur manager. Vieux briscard de Frisco, il bloquait systématiquement tout ce qui ne sortait pas sous l’étiquette Jefferson Airplane. Par peur de désagréments à la sortie de CS&N, il est décidé de ne pas créditer le guitariste sur Wooden Ships. Ce sera rectifié sur les éditions ultérieures. Kantner décidera de sortir sa propre version avec Jefferson Airplane au mois de novembre sur leur album Volunteers (1969). Les paroles font tristement écho à la guerre du Vietnam qui monopolise l’attention et les craintes de toute une génération d’américains (« Can you tell me please, who won ? »). Elles décrivent une potentielle guerre nucléaire, sujet de tous les débats en pleine Guerre Froide (« Horror grips us as we watch you die »). Les survivants embarquent alors sur des bateaux en bois, wooden ships, pour fuir les terres irradiées (« Stare as all human feelings die ») et les hommes en tenue antiradiation (« Silver people on the shoreline »). Sur leurs navires de fortune, ils se nourrissent de « baies violettes » s’apparentant à des capsules d’iode (« Can I have some of your purple berries, Yes I’ve been eating them for six or seven weeks now, haven’t got sick once »). Les deux américains se partagent le chant à tour de rôle, Nash se chargeant des harmonies. Côté musique Stills se retrouve une énième fois au four et au moulin. Il joue de la basse, de l’orgue et grave un solo de guitare épique qui reste le préféré de Graham Nash. Dallas Taylor est de nouveau derrière les futs.

Lady of the Island est la dernière contribution de Graham Nash sur l’album. C’est une déclaration d’amour à sa nouvelle compagne, Joni Mitchell, qui hante décidément tout le disque. Tout comme Marrakesh Express il l’avait elle-aussi proposée aux Hollies juste avant son départ en décembre 1968 mais l’avaient une fois de plus recalée la jugeant cette fois trop intimiste. Nash expose son bonheur conjugal, simple comme admirer une bonne flambée (« Holding you close, undisturbed before a fire »), une idée qu’il développera dans Our House (1970) sur l’album suivant. Fait assez rare pour être souligné, c’est le seul titre de l’album où Stephen Stills n’apparait pas. Seul à la guitare, Nash se partage le chant avec Crosby.

Il réapparait sur le titre suivant, Helplessly Hoping, et de quelle manière. Véritable perle folk de deux minutes quarante, elle met à contribution les trois mousquetaires dans une osmose harmonique proche de la perfection. Les trois voix se suivent, s’attendent, se rattrapent et étonnent par leur homogénéité comme si trois frères siamois chantaient à l’unisson. Tout au long du LP, Stephen Stills nous a fait étalage de tout son talent de musicien. Il parvient encore à surprendre ici avec un texte d’une rare finesse poétique. Selon lui, cet attrait remonte à ses années lycéennes quand il eut une professeur d’anglais dont tous les mecs étaient amoureux. Afin de l’impressionner, il se mit à lire tous les grands poètes classiques et emmagasina sans le vouloir des bases solides. Dans Helplessly Hoping, il use malicieusement de figures de style comme l’allitération avec la lettre h (« Helplessly hoping her harlequin hovers nearby ») ou la lettre w (« Wordlessly watching, he waits by the window and wonders »). Mais c’est dans le refrain que son génie explose. Déjà Stills chante le premier vers seul (« They are one person ») faisant écho à ses paroles. Il est rejoint par Graham Nash sur le deuxième vers (« They are two alone ») puis par David Crosby sur le troisième (« They are three together ») et dernier vers (« They are four each other »). Du pur génie mais ce n’est pas tout. A première écoute, il est sujet de deux amants un peu perdus. L’homme soupçonne sa femme d’infidélités mais il semble qu’il ne soit lui-même pas totalement innocent. C’est pourquoi ils sont « une seule personne », « deux tout seuls », « trois ensemble » et « quatre au total ». Mais un calembour se glisse dans les trois derniers vers qui peuvent avoir le double sens suivant : « They are too alone, They are free together, they are for each other » (« Ils sont tellement seuls, ils sont libres ensemble, ils sont l’un pour l’autre »). Simple mais magnifique.

Revoilà l’ami Crosby sur sa dernière participation de l’album. Il écrivit Long Time Gone la nuit où Robert Kennedy fut assassiné à Los Angeles, le 6 juin 1968. Le frère de John Fitzgerald se préparait à se présenter à la présidence pour perpétrer l’héritage que son défunt frère avait laissé dans ce monde. Comme beaucoup de jeunes américains, David Crosby croyait profondément en lui et en ses promesses de réformer radicalement l’Amérique. La jeunesse était lasse de Lyndon Johnson qui envoyait ses troupes au Vietnam et voyait dans le candidat Nixon (qui sera élu le 5 novembre 1968) une fatale continuité. L’avenir leur donnera tristement raison. Articulant ses pensées et ses sentiments sur l’état du monde tout en enrobant son message de sucre d’orge (comme dira Lennon pour Imagine), il accouche d’un des exemples les plus efficaces de ‘protest-song’ en pleine contre-culture. Sans évoquer directement le tragique évènement (« Something’s going on around here »), il prophétise sombrement que la nuit sera longue avant l’aube (« And it appears to be a long, long time before the dawn ») mais que celle-ci finit toujours par apparaître (« The darkest hour is always just before the dawn »). Sa colère est encore vive et il appelle le monde à se révolter (« Speak out, you gotta speak out against the madness »). La seule allusion à l’assassinat de Kennedy (« But don’t no don’t now try to get yourself elected ») est atténuée par l’ironie du vers suivant (« If you do you had better cut your hair »). La longueur de cheveux devait être un réel sujet d’angoisse chez Crosby qui composera Almost Cut My Hair sur Déjà Vu (1970). Crosby se charge donc du chant mais est rejoint par Stills sur les refrains. Comme d’hab, ce dernier est partout sur le morceau qu’il a d’ailleurs fini tout seul. Après plusieurs heures de travail, tout le studio était au bout du rouleau mais ne parvenait pas à boucler le titre. Stills renvoya tout le monde et passa la nuit à réenregistrer la guitare solo et les parties de Hammond. Le lendemain, Crosby trouva à sa grande surprise sa composition achevée. Il se tourna vers son Buffalo de copain et lui dit : « Je ne sais pas comment tu as fait ça mais tu es un putain d’alien. »

Et qui d’autre que le maestro de de CSN pour avoir le dernier mot ? 49 Bye-Byes est un dernier pied de nez de Stephen Stills à Judy Collins. Elle lui a vraisemblablement sorti 49 raisons bonnes ou mauvaises pour foutre le camp à New York (« Forty nine reasons all in a line, All of them good ones all of them lies ») et le laisser bien con à la supplier de rester (« I’m down on my knees, Nobody left to please »). Mais lui n’est pas dupe et se doute bien qu’un autre homme est derrière cette fuite (« You better tell me baby, Who do you love ? »). Et il n’avait pas tort. Collins tombera vite amoureuse de l’acteur Stacy Keach, son partenaire dans la production musicale Peer Gynt. Peu importe, la vérité finit toujours par éclater (« Time will tell us, Who is trying to sell us »). Avant le début du morceau, on peut entendre Crosby chanter un passage de Come On In My Kitchen (1936) un blues du légendaire Robert Johnson. Inutile de vous dire qui joue de tous les instruments sur cet ultime rappel.

Trois hommes et un sofa :

En février 1969, Altantic Records dépêcha le photographe Henry Diltz et le directeur artistique Gary Burden pour s’occuper de la pochette de l’album. Henry était une figure connue et appréciée par le groupe. Il logeait lui aussi dans Laurel Canyon depuis la dissolution de son Modern Folk Quartet. Toujours armé de son appareil photo, il mitraillait autant les concerts au Troubadour que les soirées déjantées chez Mama Cass. Quelques clichés pris au Wally Heider Studios sont également son œuvre. Il finira par accéder à la postérité l’année suivante quand il shootera la légendaire pochette des Doors de Morrison Hotel (1970).

Stills, Nash & Crosby au Wally Heider Studios, 1604 North Cahuenga

Le groupe se retrouve au domicile de Gary Burden et Diltz commence déjà à prendre quelques photos d’eux aussi sur le perron arrière. Après avoir fumé quelques joints, ils grimpent tous dans la bagnole de Gary.

Devant la maison de Gary Burden à Malibu.

Ils se mettent alors à déambuler dans Hollywood. Graham Nash avait repéré une vieille baraque quelques jours auparavant et voulait la montrer aux autres. Ils finissent par la retrouver tant bien que mal, coincée entre Sunset Boulevard et Santa Monica Boulevard. L'adresse précise est 815, Palm Avenue, West Hollywood. Une petite bicoque en bois avec un vieux canapé sous le porche. Le lieu cosy correspondait parfaitement à l’ambiance globale de l’album. Tout le monde sauta de la voiture et les trois hippies se vautrèrent dans le sofa. Henri Diltz prit plusieurs clichés cadrés principalement à l’horizontal pour centrer sur le canapé.

Mais Gary, dans un éclair de génie, lui suggère de reculer et de prendre toute la maison. Le photographe se retrouve de l’autre côté de la rue afin de cadrer toute la cahute. Diltz emmène ensuite développer ses transparents chez Kodak. Quelques jours plus tard il récupère ses diaporamas qui avaient à l’époque la forme d’un carton blanc de 30cm ce qui donnait un net aperçu d’une éventuelle pochette d’album. Burden et lui savent de suite qu’ils tiennent la couverture du disque.

Voici un petit montage superposant la pochette de l’album sur la photo originale.

Contrairement à la croyance populaire sur des décennies, l’homme se tenant derrière la porte au recto de la pochette n’est pas Neil Young. Il s’agit du batteur Dallas Taylor qui était absent au moment de la photo. Burden a réalisé un petit montage pour le glisser derrière la vitre.

Il ajouta également le logo de la maison de disque Atlantic Records au-dessus de la boîte aux lettres pour le fondre habilement dans l’arrière-plan.

Le groupe n’avait pas encore choisi de nom. Ils décidèrent simplement de s’annoncer avec le leur. « Stills, Crosby & Nash » est un temps étudié (Stills était en effet le leader technique sur tout le LP) mais ne sonnait pas assez bien aux oreilles des membres. Après délibération, il fut choisi que Crosby, Stills & Nash était l’ordre le plus agréable et fluide à l’écoute. Mais petit problème. Sur la photo déjà prise, l’ordre est le suivant : Nash, Stills & Crosby. Peu importe, quelqu’un suggère de retourner le négatif de la photo. Oui mais Stills se retrouve alors à jouer de la guitare à l’envers. Pas très sérieux pour des pointures de ce calibre. Il est alors décidé de retourner sur les lieux pour reprendre la photo dans le bon sens de la marche cette fois. Plusieurs jours se sont écoulés depuis la première séance. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, lorsqu’ils retournent au 815 Palm Avenue la maison a été rasé ! Un tas de planches pourries est tout ce qu’il reste au fond du parking. La première prise servira donc pour la pochette devenue culte. Au fil des années, cela amena son lot d’incongruités comme toutes les fois où Crosby s’entendit dire : « M. Nash, je suis ravi de vous rencontrer ! »

Les lieux n'ont pas trop changé depuis comme l'indiquent ces deux photos prises sur Google Street View.

Voici un autre montage resituant la maison sur l’actuel parking.

Pour finir, un exemple de ce qu’était la maison de l’album. On peut trouver des maisons similaires un peu plus haut dans la rue.

Une semaine plus tard, les cinq larrons accompagnés de Joni Mitchell se retrouvent afin de s’occuper de la pochette intérieure de l’album. Ils roulent en limousine trois heures durant pour atteindre Big Bear Lake, une station de ski dans les montagnes du comté de San Bernardino.

A leur arrivée, le soleil venait tout juste de se coucher. « L’heure magique » pour Diltz, quand la lumière est douce sans aucune ombre. Stephen Stills avait payé trois manteaux de fourrure pour fêter la fin de l’album. De la fourrure de loup blond clair pour David et Graham. Du carcajou marron foncé pour lui. Henri prit une fois encore plusieurs clichés mais cette fois-ci dans le bon ordre !

La photo finale pour l'intérieur de l'album

Les avis de la presse à l’époque :

« L’alliance musicale de Crosby (David Crosby des Byrds), Stills (Stephen Stills de Buffalo Springfield) et Nash (Graham Nash des Hollies) a achevé son premier album qui sera édité probablement par Atlantic le mois prochain.

L’album, qui ne porte pour le moment pas encore de nom, est sans doute le LP en cours dont on parle le plus à Los Angeles et aussi dans toute l’industrie musicale. Et il existe un tel battage médiatique qui s’est développé autour du ‘supergroupe’ qu’il a fini par atteindre le groupe lui-même.

‘‘Ouais, on est au courant’’ dit Stills ‘‘et ça me fout la trouille mec. Pour le moment c’est plutôt amusant. On a du en chasser par dizaine du studio toutes les nuits. Et pas des moindres !’’ (Ceux qui ont été ‘‘chassés’’ vont de Ahmet Ertegun, le président d’Atlantic Records à Donovan).

‘‘Je suppose que ça se résume à la musique’’ rajoute Stills. ‘‘Les gens devront écouter la musique et juger par eux-mêmes. Je pense que la musique est bonne. Nous pourrions être trois clampins bossant au Hamburger Hamlet et ça ne changerait rien. Ecoutez la musique.’’

Le LP contient dix morceaux -cinq écrits par Stills, trois par Nash, un par Crosby, Stills, Nash et Paul Kantner de Jefferson Airplane. Pour les enregistrer, entre neuf et seize pistes par morceaux furent utilisés.

Durant les sessions Crosby joua la guitare rythmique, Stills toutes les parties guitare solo, les claviers et les basses, et Dallas Taylor (membre de Clear Light) se chargea des fûts. Stills a dit qu’avant l’apparition publique du groupe -au plus tard au mois de juillet prochain-un bassiste et un pianiste les auraient rejoints. (Le bassiste Harvey Brooks n’est pas un membre officiel du groupe).

La première face de l’album s’ouvre sur Suite: Judy Blue Eyes, une composition de Stephen Stills. ‘‘C’est à propos de cette fille, une de mes copines’’. (Stills a fréquenté Judy Collins ces derniers mois).

La deuxième piste est de Nash, Marrakesh Express. ‘‘Une chanson de train’’ a dit Stills ‘‘et ça sonne comme des joueurs de cornet mexicains ivres par moment, mais c’est juste ma guitare doublée deux fois.’’

Vient ensuite Helplessly Hoping que Stills décrit comme ‘‘une vraie chanson country, à l’opposé de toutes ces chansons country Hollywoodiennes en plastique jouées par des groupes country en plastique qui se produisent maintenant.’’ Stills l’a écrite.

La quatrième piste est Lady of the Island, une chanson de Nash que Stills décrit comme ‘‘un joli morceau’’.

La dernière chanson de la première face est Pre-Roads Down, qui est un morceau au sujet des musiciens de blues partant en tournée. C’est un titre rock composé par Nash. ‘‘C’est vraiment du lourd’’ ajoute Stills.

La deuxième face démarre par Wooden Ships une chanson assez longue (5:15) composée par Crosby, Stills et Kantner. Stills a dit que celle-ci commence par ‘‘notre propre film de science-fiction, une conversation entre deux voix’’ et se termine par un grand refrain. Entre les deux, dit-il, se trouvaient ‘‘trois types de mélodies différentes’’.

Suivant : You Don’t Have to Cry écrit par Stills qui a dit que cela racontait ce que pouvait être une entreprise de drag-show, en particulier le showbiz de type new-yorkais’’. La troisième piste est le seul effort d’écriture solo de Crosby, Guinnevere. Le suivant est un morceau de jazz intitulé Deja Vu.

Enfin le dernier est 49 Bye-Byes. Stills l’a écrit et a dit qu’il tirait son titre du fait que ‘‘c’est en quelque sorte une combinaison de deux autres chansons – Forty Nine Reasons et Bye Bye Baby.’’ Un rockeur.

‘‘Je ne sais pas si vous devriez imprimer tout ça’’ conclue Stills. ‘‘Ça devrait être une surprise’’. L’album a été enregistré au Studio 3 de Wally Heider à Hollywood ».

Jerry Hopkins, Rolling Stone, 5 avril 1969

« Noté sur demande. J’avais déjà écrit ailleurs que cet album est parfait, mais ce n’est pas nécessairement un compliment. La sauvagerie qui devrait libérer le grand rock est tellement bien contrôlée que lorsqu’elle pointe le bout de son nez (comme sur l’excellent Pre-Roads Down de Nash), elle semble artificielle et insérée juste pour prouver que c’est bien du rock. Seule la voix de Crosby sur Long Time Gone le sauve d’un prix spécial de castrat. Priez pour Neil Young ».

Robert Christgau, The Village Voice, 31 juillet 1969

Anec-doses :

- Problèmes d’égos, de dopes et de célébrité, CSN a eu du mal à gérer l’après Crosby, Stills & Nash et pis encore suite au fantastique et unanimement célébré Deja Vu (1970). Problèmes d’égos, de dopes et de célébrité, CSN a eu du mal à gérer l’après Crosby, Stills & Nash et pis encore suite au fantastique et unanimement célébré Deja Vu (1970). Crosby, Stills & Nash s’écoula à plus de 4 millions d’exemplaires rien que sur le sol américain. Il passa 6 semaines dans le Top 40 du U.S. Billboard pointant à la 6ème position. Il faudra attendre l’album suivant Déjà Vu (1970) pour les voir décrocher la première place des charts. Le deuxième opus créera une vague d’attente immense de la part du public, Atlantic enregistrant 2 millions de précommandes et s’écoulant au final à plus de 7 millions de copies. Neil Young qui rejoindra le trio sur ce dernier LP a toujours mené une vie de nomade solitaire. Stephen Stills passe la décennie suivante rond comme une queue de pelle, David Crosby héroïnomane junkie déconnecté de la terre ferme au sens propre comme figuré vivant sur son bateau de plaisance, Graham Nash isolé à Hawaï dans sa dépression post-rupture avec Joni Mitchell et ses rêves de hippie démodés. Ils parviendront tout de même à se réunir à quelques occasions, le plus souvent sans le Loner bien occupé par sa carrière solo, mais sans retrouver la féerie des débuts.

Crosby, Stills, Nash & Young - Déjà Vu (1970)

- Les années quatre-vingt furent difficiles pour pas mal d’artistes issus de la génération ‘‘sixties’’ et David Crosby en fait partie. Le train de vie diabolique qu’il menait alors n’a pas non plus aidé beaucoup son talent artistique à voir le jour. Plongé dans la coke et l’héro’ jusqu’à la moustache, Croz devint selon ses propres mots ‘un junkie’. Il est alors arrêté à plusieurs reprises en possession de drogues et d’armes à feu (qu’il commença à porter après l’assassinat de John Lennon) et condamné à suivre une thérapie de désintoxication. Mais le hic est qu’il se sauva en pyjama au bout d’une journée. Désormais considéré comme fugitif aux yeux de la loi, Crosby s’enfuit dans l’avion d’un dealer. Il met trois jours à traverser le pays pour atterrir en Floride où est amarré son bateau le ‘Mayan’ mais le retrouve dans un état déplorable faute d’entretien les dernières années. Au bout de plusieurs jours d’errance, il décide de se rendre lui-même auprès de l’agence locale du FBI. Le 5 août 1983, il est condamné à cinq ans de prison pour possession de drogues et trois ans pour les armes. Il passa finalement cinq petits mois à la prison d’état du Texas où il sevra radicalement ses addictions.

Mugshot de Crosby, 13 avril 1982.

- Stephen Stills avait déjà fait partie d’un ‘super-groupe’ avant de fonder CSN. En mai 1968 après avoir quitté Buffalo Springfield il rejoint Mike Bloomfield et Al Kooper pour un seul et unique album : Super Session. Kooper venait de claquer la porte de Blood, Sweat & Tears dès la sortie du premier LP (Child is Father to the Man, 1968) et Bloomfield de même avec Electric Flag (A Long Time Comin’, 1968), son deuxième groupe déjà après Paul Butterfield Blues Band. Mais les deux virtuoses du manche ne firent que se croiser au demeurant. La face A réunit Kooper et Bloomfield tandis que la face B laisse la part belle à Kooper et Stills. Un ‘demi super-groupe’ donc. L’album resta 37 semaines dans le Billboard avec une 12ème place à son actif.

- Le look inimitable de David Crosby inspira le personnage que campe Dennis Hopper dans ''Easy Rider'' (1969). La banlieue de Laurel Canyon n’était pas seulement fréquentée par les stars du rock mais aussi toute une pléiade d’acteurs hollywoodiens. Parmi eux on retrouvait Jack Nickolson, Peter Fonda et Dennis Hopper, tous trois à l’affiche de ''Easy Rider''. Fonda avait même dans l’idée de demander à Crosby, Stills & Nash d’écrire un album entier comme bande-musicale du film mais l’affaire capota. Steve McQueen était aussi un adepte des routes sinueuses du Canyon où sa Porsche 356 noire avait l’habitude d’avaler les virages à toute berzingue pour aller acheter sa marijuana chez Mama Cass.

Dennis Hopper dans Easy Rider (1969)

- Si Cream fut un des premiers super-groupe de l’histoire du rock au succès mondial, son fer de lance Clapton prit pour habitude d’enchaîner les formations du même acabit au début de sa carrière. Après s’être exposé le temps d’une session avec Lennon, Richards et Mitchell au Rock & Roll Circus des Stones, il retrouve son compère des Cream Ginger Baker pour former Blind Faith aux côtés de Steve Winwood (Traffic, Spencer Davis Group). On le retrouve une nouvelle fois sur invitation de John Lennon au concert de Toronto en 1969 dans ce qui composera l’équipage du Plastic Ono Band avec Klaus Voormann (Manfred Mann) et Alan White. Puis ce sera Derek and the Dominos auprès de ses potes Duane Allman (Allman Brothers), Bobby Whitlock (Delaney & Bonnie) et Jim Gordon.

Outre Slowhand on peut citer au début des années 70 : Emerson, Lake & Palmer (qui réunit King Crimson et The Nice), Bad Company (King Crimson et Free) ou encore Journey (rencontre des musiciens de Santana et Steve Miller). De nos jours, il est monnaie courante que des musiciens de divers horizons allient leurs efforts le temps d’un disque ou sur le long terme : The Dead Weather, The Raconteurs, The Last Shadow Puppets, Them Crooked Vultures, A Perfect Circle, The Jaded Hearts Club…

- Graham Nash n’est pas le seul anglais à s’être laissé tenter par la vie californienne. Le 12 juillet 1968, John Mayall livre son dernier concert avec les Bluesbreakers à Dunblane en Angleterre avant de dissoudre le groupe. Le maître Jedi qui a formé les plus grands musiciens de son temps (Eric Clapton, Peter Green, Mick Taylor, John McVie, Mick Fleetwood…) en a eu assez. Il décide de partir trois semaines en vacances sur la côte ouest qui semble devenir l’épicentre culturel au détriment de Londres. Il avait déjà été de passage en janvier de la même année pour quelques dates au Whisky a Go Go sur Sunset Boulevard. Frank Zappa l’avait alors invité à passer quelques jours chez lui quand il reviendrait. C’est donc dans Laurel Canyon que Mayall pose sa guitare. Zappa vit au 2401 Laurel Canyon Boulevard, qui est avec la maison de Cass Elliott « the place to be » dans Los Angeles. John Mayall rencontre tout le joli monde dans le voisinage, Crosby, Stills, Morrison, les Mamas & Papas, Arthur Lee, Micky Dolenz des Monkees, Joni Mitchell, Carole King, Canned Heat… Il ne reste que quelques jours mais à son retour à Londres à la fin du mois d’aout, il a tout un album dans ses valises. Enregistré en seulement deux journées, Blues From Laurel Canyon (1968) qui sort au mois de novembre est un véritable carnet de voyage. Tout son séjour y est raconté. De ses dix heures de vol dans Vacation (et le bruit des réacteurs en intro qui rappelle Back in U.S.S.R. des Beatles), ses promenades sur Sunset Boulevard (Walking on Sunset), son hébergement chez Zappa (2401), sa rencontre avec Canned Heat et son chanteur Bob Hite surnommé l’ours (The Bear), ses flirts avec les groupies du canyon dont Catherine James (Miss James), ses pérégrinations dans le canyon (Laurel Canyon Home) jusqu’au départ qui boucle l’album (Fly Tomorrow). C’est une ode musicale à L.A. et plus précisément à Laurel Canyon. La pochette de l’album le représente en véritable autochtone : hippie, hirsute et hagard. La photographie a d’ailleurs été prise en haut de la colline derrière le bungalow de Frank Zappa.

John Mayall - Blues From Laurel Canyon (1968)

- A leur arrivée à Los Angeles en avril 1966, Neil Young et Bruce Palmer ont logé quelques semaines dans leur corbillard stationné dans le Laurel Canyon, le temps de trouver Stephen Stills. Ce dernier s’avérant introuvable, les deux Canadiens mettent finalement le cap sur San Francisco mais se retrouvent coincés dans un embouteillage sur Sunset Boulevard. C’est alors qu’ils entendent quelqu’un les héler depuis un Van Bentley blanc. A l’intérieur, Richie Furray, Barry Friedman et Stephen Stills. Ils ont repéré la plaque de l’Ontario de la Buick et ont immédiatement compris qu’il s’agissait de Neil Young. Les deux voitures se garent sur le parking du drugstore Shwab’s. L’établissement qui a fermé en 1983, était situé juste avant le carrefour avec Laurel Canyon Boulevard, à l’est. Barry Friedman hébergera tout le monde chez lui, sur Fountain Avenue, avant de devenir le manager du groupe qu’ils vont former, Buffalo Springfield.

- Laurel Canyon, véritable lieu de rencontre de la scène musicale des sixties, fut souvent mis à l’honneur dans les compositions de ses pensionnaires. Jim Morrison lui dédiera Love Street (1968) avec les Doors. Cette « rue de l’amour » fait référence au 1812 Rothdell Trail, adresse où il habita un temps avec sa compagne Pamela Courson. Il est aussi question d’un « magasin où les créatures se rencontrent » (« a store where the creatures meet ») : le Laurel Canyon Country Store au 2108 Laurel Canyon Boulevard.

Les Mamas & Papas, peut-être les plus fiers représentants du Canyon, traitent des groupies qui ont pour habitude de s’incruster aux soirée privées dans Twelve Thirty (Young Girls Are Coming to the Canyon) (1967). Le titre sera repris en 2019 dans le film de Quentin Tarantino Once Upon a Time in Hollywood.

La plus proche artiste de Crosby, Stills & Nash, Joni Mitchell, a dédié un album complet à son lieu de résidence avec Ladies of the Canyon (1970). Ce dernier contient notamment Woodstock que le trio reprendra sur Déjà Vu (1970) avec davantage de succès que sa version originale. Les quatre avec Neil Young se chargent d’ailleurs des chœurs sur The Circle Game qui clôture le disque.

Joni Mitchell - Ladies of the Canyon (1970)

Justement, le dernier mot revient au Canadien, lui qui ne les a jamais mâchés. Dans son cinquième effort, On The Beach (1974), il signe avec Revolution Blues une violente diatribe contre le showbiz Hollywoodien en se glissant dans la peau de Charles Manson. Les deux personnages s’étaient rencontrés en 1969, avant la tuerie de Cielo Drive, quand le cinglé créchait chez Denis Wilson le batteur des Beach Boys. Neil avait même tenté de le faire signer en vain. Dans son morceau, il termine par ses vers : « Well I hear that Laurel Canyon is full of famous stars, But I hate them worse than lepers and I’ll kill them in their cars (« J’entends que Laurel Canyon est rempli de célébrités, Mais je les hais plus encore que la lèpre et je les tuerai dans leurs voitures »). Plutôt bien résumé au demeurant.

Sources :

https://www.csny.com/

https://davidcrosby.com/

https://stephenstills.com/

https://www.grahamnash.com/

https://www.imdb.com/name/nm1379663/

https://www.allmusic.com/artist/crosby-stills-nash-mn0000131581/discography

https://www.morrisonhotelgallery.com/

Dave Zimmer – Crosby, Stills & Nash : The Biography (2008) Hachette Books

Peter Doggett – Crosby, Stills, Nash & Young : The Biography (2019) Random House

David Browne – Crosby, Stills, Nash & Young : The Wild, Definitive Saga of Rock’s Greatest Supergroup (2019) Hachette Books

Arnaud Devillard – Laurel Canyon ou Comment se perdre en musique dans les collines d’Hollywood (2016) Le mot et le reste

Michael Walker – Laurel Canyon, The Inside Story of Rock & Roll’s Legendary Neighborhoud (2010) Farrar, Straus & Giroux

Juillet 2022.

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Commentaires

  • Chippo (jeudi, 21. juillet 2022 12:07)

    Mama mia ! Enfin un article !!!

  • Clarissenette (jeudi, 21. juillet 2022 13:41)

    Ouf, t'as mis le temps on y croyait plus la :) Bravo encore !

  • 60s Dave (jeudi, 21. juillet 2022 13:46)

    Félicitations Jim pour ton immense travail de recherche. C'est vrai que CSN a ouvert la voie à toute la generation suivante, celle des Jackson Browne, Eagles, James Taylor, Linda Ronstadt... Pas de soft rock americana sans cet album. Un vrai régal à écouter et récouter encore et toujours.

  • Michel (jeudi, 21. juillet 2022 16:45)

    hop hop hop que de souvenirs cette album, toute ma jeunesse! la route 66 avec ma femme en 1988, crosby stills ça passait sur toutes les radios americaines! cetait le bon temps on se la coulait douce

  • Michel (jeudi, 21. juillet 2022 16:46)

    ERRATUM: c'était en 1978 pas en 1988.

  • Baba cool au rhum (jeudi, 21. juillet 2022 17:16)

    Comme dit Michel, quelle époque formidable !!! J'aurais payé cher pour passer une soirée chez les mamas et papas à fumer de la bonne herbe !!!

  • Marion (jeudi, 21. juillet 2022 19:28)

    sacré documentation !! je ne me souvenais pas que crosby avait fait de la taule. drôle de personnage quand même. en tout cas écouter ce skeud en lisant cette page a été que du bonheur !

  • Johnny Bigoudi (jeudi, 21. juillet 2022 22:00)

    De la musique comme on en fait plus, fort malheureusement... 😔

  • Anonyme (vendredi, 22. juillet 2022 00:19)

    Belle entrée en matière cet album mais alors que dire de "Déjà vu" bien meilleur selon moi! Avec Neil Young c'était autre chose quand même.

  • Jean-Paul (vendredi, 22. juillet 2022 09:18)

    J'adore cette pochette. Elle a un truc apaisant, c'est vrai que ça annonce la couleur de la musique. Cool et baba, détendu, défoncé oui... mais je reconnais que je fais partie de ceux qui ont toujours cru voir neil young derrière la vitre.

  • Frank (vendredi, 22. juillet 2022 22:26)

    Good music !

  • Rhino féroce (samedi, 23. juillet 2022 18:59)

    C'est drôle mais pendant longtemps j'ai cru que le premier morceau c'était simon and Garfunkel...

  • Isabelle (samedi, 30. juillet 2022 17:01)

    C'était génial vraiment !!! J'aimerais beaucoup la même analyse de Déjà Vu !!!

  • Fifi (dimanche, 31. juillet 2022 11:49)

    J'ai vu ce site sur Instagram et quelle bonne surprise. Je l'ai parcouru en long en large et c'est une véritable mine d'informations.

  • Mysterio (samedi, 01. octobre 2022 15:56)

    Wahouh, ce site et cet article en particulier sont à couper le souffle...

  • Vicky B. (mercredi, 12. octobre 2022 17:21)

    C'est génial mais on aimerait des chroniques plus souvent !!!!

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