Rumours

Si dans la tradition mythologique le Phénix est réputé pour renaître éternellement de ses cendres, cette maxime peut aussi s’appliquer à la carrière de Fleetwood Mac. Nul autre groupe n’aura traversé les décennies avec autant de remous, de crises mais aussi de force et d’abnégation. Souvent annoncé à l’agonie mais toujours vivant depuis plus d’un demi-siècle. Du blues anglais des sixties mené par le prophète illuminé Peter Green et ses apôtres Jeremy Spencer et Danny Kirwan à la pop californienne du tandem Buckingham/Nicks, la bande d’Albion aura vu défiler un flot considérable de guitaristes : Bob Welch (qui amorcera la période américaine), Bob Weston, Billy Burnette, Rick Vito ou encore Dave Mason. Seule la partie rythmique n’aura jamais vacillé, tenue par les indéboulonnables Mick Fleetwood et John McVie, complices depuis leur passage éclair chez les Bluesbreakers de John Mayall et sa Factory célèbre pour avoir formé les plus grand talents du pays. Il aura fallu le hasard d’une rencontre après l’exode sous le soleil du Pacifique pour voir naître une des galettes les plus vendues de l’histoire de la musique. Fort de ses 31 semaines passées dans le Billboard U.S. et le chiffre monstrueux de 890 semaines dans les charts anglais, Rumours s’écoulera à plus de 45 millions d’exemplaires dont presque la moitié rien que sur le sol américain. Étendard strass et paillettes du son californien aux côtés des Eagles et leur Hotel California sorti un an plus tôt, Fleetwood Mac incarne ici l’apogée du rock des seventies. Soufflant sur les braises encore chaudes de ses illustres aînés, il y a dans Rumours un peu des Beach Boys, de Crosby Stills & Nash ou encore Jefferson Airplane. Un hourra épique et majestueux avant la fin d’une époque que le punk et la new-wave viendront provoquer. Même Tusk, leur effort suivant, ne parviendra pas à ressusciter la maestria féerique de son prédécesseur malgré ses éclairs de génie. La rumeur s’est propagée trop vite et relève désormais de l’information factuelle : il sera difficile de faire mieux que ce Rumours, une des plus grosses réussites de l’histoire de l’industrie musicale.

Musicians are Hard to Find :

Tout commence en 1974 lorsque Fleetwood Mac, sous l’impulsion de son guitariste californien Bob Welch, décide de s’installer à Los Angeles. Le désastre relatif du dernier album Mystery to Me (1973) le pousse à proposer aux autres de s’installer sur la côte ouest afin de creuser davantage le marché américain. Le groupe peut se targuer de jouir encore d’une forte notoriété aux Etats-Unis alors que dans leur Angleterre natale, le dernier album a s’être classé dans les charts remonte à Kiln House en 1970. Une éternité.

Fleetwood Mac - Kiln House (1970)

Fleetwood Mac pose ses valises aux studios Angel City Sound durant l’été 1974 pour travailler sur ce qui sera le dernier album de Welch avec le groupe : Heroes are Hard to Find. La guitare cosmique de Bob et les balades au piano de Christine McVie forment la voûte du Mac nouvelle mouture qui se trouve être quatuor pour la première fois de son existence après l’éviction de Bob Weston. Ce dernier s’est en effet tapé Jenny, la femme de Mick, ce qui entraîna une sentence rapide et unanime. Le soleil californien semble redonner des ailes à son protégé, Welch signant les plus beaux morceaux de l’album : Coming Home, Angel, Bermuda Triangle. McVie n’est pourtant pas en reste et étoffe le son qu’elle portera aux nues très bientôt : Come a Little Bit Closer, Prove Your Love. Assez débridé et inégal dans son ensemble, Heroes are Hard to Find sonne comme un échauffement aux succès à venir. L’album demeure néanmoins un échec commercial échouant à entrer dans le Top 30. Il s’écoulera pourtant à 300,000 exemplaires mais bien après sa sortie grâce notamment au tourbillon déclenché par les deux albums suivants. Pour Bob Welch, la coupe est pleine. Il décide de claquer la porte pour partir fonder le power trio Paris avec Glenn Cornick, bassiste de Jethro Tull et Thom Mooney, le batteur de Todd Rundgren. Un mal pour un bien, ce que l’Histoire nous prouvera.

Bob Welch, Mick Fleetwood, Christine & John McVie

La bande à Fleetwood voit sa formation bouleversée pour la neuvième fois en huit ans d’existence et se retrouve pour la peine sans guitariste. Parallèlement, le grand Mick se met en quête d’un nouveau studio pour leur (éventuel) futur album. Ses pérégrinations le mènent aux Sound City Studios situés à Van Nuys, San Fernando, une vallée de la banlieue de Los Angeles. Neil Young y grava là-bas son sublime After the Gold Rush en 1970. Plus tard, des grands moments du rock seront enregistrés en ces lieux : Double Vision (1978) de Foreigner, Zebop (1981) de Santana, Nevermind (1991) de Nirvana, Suck it & See (2011) des Arctic Monkeys ou encore les débuts de System of a Down, A Perfect Circle et Wolfmother. Sur place, il fait la rencontre du producteur Keith Olsen. Le reste appartient à la légende. Pour montrer ses talents et lui donner une idée de l’acoustique des lieux, il fait écouter à Fleetwood le titre Frozen Love, extrait de Buckingham/Nicks (1973). L’album, sorti plus d’un an auparavant et complètement passé à la trappe, est l’œuvre d’un jeune couple originaire de San Francisco et résidant à L.A. : Lindsey Buckingham et Stevie Nicks.

Le batteur géant est sur le cul, impressionné par le shredding épique du guitariste et son solo volcanique. Ni une, ni deux, il s’empresse de contacter Buckingham. Car au départ, il n’a des vues que sur le guitariste. Mais ce dernier est ferme. Il ne rejoindra le Mac que si sa compagne musicale le suit. Pourtant le couple bat de l’aile depuis déjà quelques temps et les tensions conjugales impacteront fortement le groupe par la suite. Qu’à cela ne tienne. Le feeling passe tout de suite avec Fleetwood, qui n’est de toute manière pas réputé pour être très difficile, et il décide donc de les présenter au reste du groupe. La rencontre avec les époux McVie (qui eux aussi traversent une période compliquée) se déroulent dans un restaurant mexicain, El Carmen, avec Buckingham et Nicks arrivée après son service chez Clementine’s encore vêtue de sa tenue de serveuse. Le line-up qui va catapulter Fleetwood Mac au rang de superstar est lancé.

Deux recrues prometteuses :

Après seulement deux semaines de répétition, le groupe retourne aux studios Sound City pour boucler leur premier effort commun : intitulé sobrement Fleetwood Mac (où le « White Album » en raison de sa pochette, un clin d’œil non dissimulé aux Beatles), le dixième album est mis en boîte en moins de trois mois. Sorti dans les bacs à l’été 1975, il est porté par les compositions antérieures de l’association Nicks/Buckingham. Lui apporte Monday Morning, I’m So Afraid et Blue Letter, une reprise de ses amis les frères Curtis.

Stevie frappe fort d’entrée de jeu avec ses titres Rhiannon, Crystal et Landslide. L’ambiance mystique et surnaturelle qui émanent de ses textes participera grandement à l’aura magique du néo-Fleetwood Mac. Son style vestimentaire scénique, inspiré par ses lectures de Mary Leader, va grandement influencer l’imagination populaire qui voit en elle rien de moins qu’une sorcière. A sa sortie, l’album reçoit un accueil mitigé. Et c’est justement par la scène qu’il va se faire une place dans le cœur des américains. Le groupe passe toute l’année sur les routes du pays, à vendre sa production au forceps, dans la sueur et les larmes.

Les trois singles issus du LP (Over My Head, Rhiannon, Say You Love Me) échouent aux portes du Top 10 Billboard avec une 11ème place pour les deux derniers. Mais finalement, en septembre 1976, soit plus d’un an après sa sortie, Fleetwood Mac est numéro 1 aux Etats-Unis. La consécration. Une première pour le groupe en bientôt une décennie d’existence. Une victoire pour Lindsey et Stevie qui étaient encore parfaitement inconnus et sans le sou dix-huit mois plus tôt. Mais cette année écoulée a laissé de violentes séquelles. La tension entre les deux nouveaux venus est à son paroxysme et le couple McVie divorce. Au moment où le nom de Fleetwood Mac résonne dans tous les foyers américains, le groupe est déjà au bord du chaos. Pourtant le travail a déjà débuté sur l’album suivant, pour le meilleur ou pour le pire.

Family Affair :

Christine et John McVie se séparent donc en plein milieu de la tournée, faisant désormais chambre à part dans chaque hôtel où ils séjournent. Idem pour Buckingham et Nicks qui cessent de cohabiter et ne communiquent que pour s’envoyer des horreurs à la figure. Le pauvre Mick Fleetwood tente tant bien que mal de maintenir le navire à flot et s’improvise thérapeute conjugal. Et quand il prend enfin le temps de se retourner sur son propre couple qu’il forme avec Jenny Boyd (sœur de Patti, la muse de George Harrison puis Eric Clapton), il se rend compte qu’elle couche avec son meilleur pote depuis des semaines. La situation qui tourne au vaudeville pourrait prêter à sourire si les errances sentimentales de chacun ne mettaient pas en péril l’unité Fleetwood Mac. Des groupes ont cassé pour moins que ça. D’autant que la presse people s’en donne à cœur joie pour alimenter un feu déjà bien ardent. Chris McVie serait hospitalisée dû à ses excès, Lucy la fille de Mick serait en réalité celle de Lindsey et Stevie. Et Peter Green serait sur le retour pour les dix ans du groupe. Un joyeux bordel.

Pour fuir la tempête médiatique et la folie de Los Angeles, Mick Fleetwood décide d’emmener toute sa clique enregistrer à Sausalito dans la baie de Frisco. Certains titres avaient déjà été travaillé sur la route aux Criteria Studios de Miami, célèbre pour avoir été le terrain de jeu de Derek and the Dominoes. Le premier morceau à voir le jour est Go Your Own Way, qui sera aussi le premier 45 tours tiré de l’album. Composition de Buckingham, c’est un règlement de comptes avec Stevie Nicks. En février 1976, le groupe avait loué une petite maison en Floride pour se reposer quelques jours entre deux dates. Selon Fleetwood, la baraque avait « de mauvaises vibrations, comme si elle était hantée ». Ce qui n’arrangea pas les choses. Encore à l’état d’ébauche, les paroles sont elles déjà bien présentes et traduisent en musique l’état d’esprit de Lind’ sur sa relation en lambeaux avec Stevie. Les deux anciens tourtereaux qui se connaissent depuis le lycée ne peuvent désormais plus se voir en peinture. Les cris et prises de becs font désormais partie du quotidien. Dans Go Your Own Way (« Prends ton propre chemin » ou plutôt « Casse-toi »), il ne mâche pas ses mots ouvrant par ses lignes : « Loving you isn't the right thing to do » (« T’aimer n’est pas la meilleure chose à faire »). Nicks n’est pas dupe qu’elle est la personne visée mais un vers en particulier lui laisse un arrière-goût amer : « Packing up, shacking up, is all you wanna do » (« Faire tes valises, et coucher à droite à gauche, est tout ce que tu désires »). Elle juge l’accusation fausse et gonflée et ne se prive pas de le faire savoir. Mais Bucks refuse malicieusement de retirer ces deux lignes de sa chanson. Le coup peut sembler bas mais le couteau est bien planté. Il reconnaîtra des années plus tard que leur séparation est intervenue au moment où la célébrité arriva. Une mer de jalousie entre deux forts égos. Les plus belles compositions de Fleetwood Mac (1975) sont de Nicks et Rhiannon est celle qui sacralise le plus cette période. Nul doute que Buckingham dût se sentir un tantinet vexé de voir sa future-ex voler de ses propres ailes et récolter toute la gloire.

Don’t Stop… Working :

De retour à Sausalito, de l’autre côté du Golden Gate, Fleetwood Mac prend ses quartiers dans le Record Plant Studio. Le bâtiment, tout en bois, est sombre et austère. A l’intérieur aucune fenêtre, le soleil n’a pas sa place. Ce qui acerbe la notion de perte du temps considérablement. Arrivés sur place, tout le monde veut fuir au plus vite ce lieu étrange. Mais Fleetwood insiste pour que ses ouailles tiennent bon. Il faut que tout le monde y mette du sien. Il n’a d’ailleurs pas refait appel au producteur Keith Olsen à qui il reproche un manque de travail sur la section rythmique. Ce sera donc Ken Caillat (The Marshall Tucker Band, Harry Chapin, Warren Zevon) aux manettes. Il est assisté par l’ingénieur du son Richard Dashut qui connaît Buckingham et Nicks depuis leur premier LP.

Ken Caillat & Richard Dashut

Le travail reprend sur Go Your Own Way qui n’était encore qu’une ébauche acoustique. On retrouve d’ailleurs l’ossature du morceau à la guitare sèche en arrière-plan. A la suite d’une discussion entre Buckingham et Richard Dashut, le premier reconnut qu’il admirait particulièrement le jeu de batterie syncopé de Charlie Watts sur Street Fighting Man (Beggars Banquet, 1968). Le rythme alterne entre les toms et la caisse claire et c’est ce qu’il désirait pour sa composition. Arrivé au studio, Bucks tente d’expliquer son idée à Fleetwood en tapant sur des boîtes de Kleenex. Le batteur tentera tant bien que mal de reproduire les aspirations de son guitariste mais il en résultera quelque chose de complètement inédit. Il s’en défendra toujours par la suite en accusant sa dyslexie. Sa tentative de copie accouche pourtant d’un beat unique qui sied parfaitement à la chanson et sera unanimement salué. Même le grand Jeff Porcaro, batteur de Boz Scaggs puis de Toto, lorgnait discrètement depuis les coulisses, chaque soir en tournée, la façon dont s’y prenait Fleetwood. Pour finir sur la partie rythmique, le travail de John McVie est lui aussi à souligner. Sa basse serpente entre les fûts et la guitare et sonne comme un orchestre à elle-seule. Buckingham ne dut pas être déçu de lui avoir accordé carte blanche (pour une fois). Il faut dire que ses parties guitare durent pas mal l’occupé étant donné que six pistes durent être assemblées. Pour finir si la batterie est omniprésente sur la fin du morceau (notamment la grosse caisse), c’est le résultat d’une erreur dans le mixage final qui déboucha sur un heureux hasard.

La réponse de Stevie Nicks ne se fait pas attendre. L’atmosphère était tellement irrespirable au sein du studio (au sens propre comme figuré, la consommation de marijuana frisant l’indécence), elle a pour habitude de se retirer dans le studio voisin. Ce dernier est la propriété de Sly Stone qui l’a réaménagé à son goût, avec des rideaux victoriens, un grand lit de velours noir et un piano au centre de la pièce. Muni de ses bouquins, son crochet et son carnet de notes, elle s’isole régulièrement dans ce havre de paix qu’elle affectionne. C’est ici que lui vient Dreams l’espace d’un après-midi. Elle rédige les paroles en réponse aux propos de son ex : « You say you want your freedom, Well who am I to keep you down ? » (« Tu dis que tu veux ta liberté, Qui suis-je pour t’en empêcher ? ») Quand Buckingham se montre virulent voir agressif dans sa manière d’exprimer ses sentiments, Nicks temporise en se voulant plus optimiste et posée. Elle lui fait remarquer que les filles il en aura d’autres (« Women, they will come and they will go ») mais peut-être pas aussi bien qu’elle (« What you had, And what you lost ») et qu’au final on se retrouve toujours seul (« Listen carefully to the sound of your loneliness »). Elle trouve quelques notes de piano et un pattern de batterie pour l’accompagner. Christine McVie se souvient que lorsqu’elle présenta sa trouvaille au reste du groupe, elle n’était pas peu fière. Pourtant, il ne s’agissait que de trois notes de piano et une note de la main gauche. La pianiste talentueuse qu’elle est trouva l’idée bien ennuyeuse mais le génie de Buckingham fit une fois de plus la différence. Quand il entendit Dreams, malgré l’ambiance glaciale qui régnait entre eux, il ne put s’empêcher de sourire. Était-ce parce qu’il avait compris qu’elle parlait de lui ? Ou bien parce qu’il avait décelé le potentiel de la composition ? Le guitariste se penche sur les arrangements en couchant trois versions différentes de ces quelques notes sur un piano, un orgue et un Fender Rhodes. Le résultat étoffa grandement le son lui conférant cette atmosphère si spéciale. La partie rythmique est un parfait exemple du son Fleetwood Mac avec cette signature Mick/John qui répète les mêmes notes de basse sans fin. Comble de l’ironie, c’est la réponse de Stevie Nicks qui trouva écho auprès du grand public. Le 45 tours Dreams/Songbird publié en mars 1977, un mois après la sortie de Rumours, devint le seul et unique numéro un du groupe sur le sol américain. Quant à Go Your Own Way/Silver Springs, il resta bloqué à la 10ème place des charts.

Le deuxième apport de Nicks sur Rumours était censé être Silver Springs, une autre composition au sujet de Buckingham. Le titre lui apparut sur un panneau d’indication routière alors que le groupe roulait dans le Maryland. Elle trouva le nom du lieu si féerique qu’elle s’en servit comme métaphore de son ancien amour. Comme précédemment dans Dreams, elle questionne tour à tour Lindsey et elle-même : lui avouant qu’il aurait pu être sa « source d’argent » (« You could be my silver spring »), le citant même quand il lui demandait si ça valait le coup (« And then you tell me, Was it worth it ? »). Elle fait ensuite le constat de ses propres sentiments, « I said I loved you years ago, Tell myself you never loved me no » (« Je t’ai aimé il y a des années, mais je me dis que toi tu ne m’as jamais aimé ») avant de conclure par ce refrain obsédant : « Time casts a spell on you, But you won’t forget me. I’ll follow you down till the sound of my voice will haunt you. You’ll never get away from the sound of the woman that loves you. » (« Le temps t’a jeté un sort, Mais tu ne m’oublieras pas. Je te suivrai jusqu’à ce que le son de ma voix te hante. Tu n’échapperas pas à la voix de la femme qui t’aime. ») La version ci-dessous datant de 1997 et tiré de l’album live The Dance prouve que Nicks s’adresse directement à Buckingham dans sa chanson.

Silver Spring, Maryland

L’intensité du morceau est tellement puissante qu’il devait être un des sommets de l’album. Malheureusement, lors du mixage final de l’album à L.A. à l’automne 1976, le reste du groupe et les producteurs réalisent qu’il n’y a plus assez de place sur l’album pour Silver Springs. C’est aussi une question d’unité harmonique, beaucoup de chansons de Rumours ayant déjà un rythme très lent ils ne voulaient pas ajouter un titre dans le même registre. Ils savent aussi pertinemment que Stevie ne voudra jamais raccourcir sa composition, ce qu’elle s’est toujours refusée à faire. Les quatre Fleetwood Mac mettent donc en boîte I Don’t Wanna Know qui est plus courte. Buckingham pense que Nicks acceptera comme c’est aussi une de ses compos qui remonte à 1974. Comme il connaît déjà le morceau, il s’en occupe sans elle. C’est ensuite à Mick Fleetwood de lui annoncer la nouvelle sur le parking du Record Plant de Los Angeles. Quand elle apprend que Silver Springs ne sera pas sur l’album, elle entre dans une rage folle et ne souhaite tout d’abord pas chanter sur I Don’t Wanna Know. Elle révise vite son jugement quand elle se rend compte qu’elle n’aura que deux titres à elle sur le disque. Dans l’esprit du Buffalo Springfield avec des harmonies à la Everly Brothers, les paroles sont une fois de plus au sujet de Buckingham mais sonnent davantage optimistes que le reste de l’album.

Enfin la dernière plage accordée à Rhiannon parle d’un tout autre sujet que les problèmes de cœur. Et pourtant omniprésent dans le quotidien du Mac comme au Record Plant de Sausalito. Gold Dust Woman comme son titre le laisse penser traite de la cocaïne. D’ailleurs le vers « Take your silver spoon, And dig your grave » (« Prends ta cuillère d’argent, Et creuse ta tombe ») ne laisse pas de grande place à l’imagination. Il faut dire que la consommation de drogues était phénoménale durant les sessions de Rumours. La baie de San Francisco était encore peuplée par de nombreux freaks qui s’accrochaient désespérément au rêve hippie. Et une horde de personnages haut en couleurs défilait sans cesse au Record Plant. Fleetwood Mac avait pour habitude de se pointer aux studios en fin de journée, de faire la fête jusqu’à 2h du matin et quand tout le monde était trop naze pour continuer, alors seulement ils commençaient à enregistrer. Les sessions prenaient fin au petit matin. Pour tenir le coup, tout le monde se repoudrait le nez régulièrement. Stevie Nicks sombre dans une addiction qui la suivra jusqu’à la fin des années 80 et son internement volontaire en cure de désintox. Lucide sur son parcours, elle reconnaît que son usage de la cocaïne, en dehors de cette nécessité ou d’une norme inhérente à la rock attitude, cachait son mal-être affectif : « Did she make you cry, Make you break down, Shatter your illusions of love » (« Est-ce qu’elle t’a fait pleurer, fait craquer, Brisé tes illusions d’amour »). Une fois n’est pas coutume, son texte est sombre et dépressif. Comme pour Dreams, Gold Dust Woman était à la base un titre musicalement très épuré, peu travaillé. Il revient une fois de plus à Lindsey Buckingham de l’enjoliver et le structurer. On retrouve Christine McVie sur son Fender Rhodes alors qu’il joue de la guitare électrique et du dobro. Lors du mixage du morceau, Fleetwood joue du clavecin. Mais la partie la plus audacieuse réside à la fin du morceau dans les chœurs tenus par Lindsey qui se laisse aller dans des cris à faire pâlir de jalousie Yoko Ono.

Le même homme, dont les idées ne cessent de fuser, est celui qui ouvre le bal sur Rumours. Les premières lignes de Second Hand News annonce la couleur pour le reste de l’album : « I know there’s nothing to say, Someone has taken my place » (« Je sais qu’il n’y a rien à dire, Quelqu’un a pris ma place »). Premier pamphlet (et pas le dernier) anti-Nicks du disque. Il attaque frontalement en chantant : « One thing I think you should know, I ain’t gonna miss you when you go » (« Un truc que tu devrais savoir, C’est que tu ne me manqueras pas une fois partie ») et évoquant même explicitement ses récentes aventures : « Won’t you lay me down in tall grass, And let me do my stuff » (« Tu veux pas me laisser m’allonger dans l’herbe, Et faire ma petite affaire »). Pourtant au départ, il ne s’agissait que d’un instrumental acoustique folk intitulé Strummer. C’est en entendant le rythme si spécial de Jive Talkin’ (1975) des Bee Gees qu’il décide de changer le groove en quelque chose de plus disco. Il superpose quatre pistes de guitare mais remplace le solo par un scat syncopé qui confère au titre une fraîcheur toute particulière. La contribution de John McVie est aussi à souligner, son jeu de basse sonnant suave et mélodique. Malgré tout, Buckingham récrivit sa partition durant son absence afin de lui faire rejouer. Un affront qui, même accepté, ne fut pas du tout du goût du bassiste. Les deux ne s’entendaient déjà pas beaucoup et échangeaient le moins possible, le Mac ne supportant pas que son guitariste régente toute la marche à suivre. Mais le petit détail qui fait toute la différence de cette partie rythmique se trouve au milieu des shakers et du tambour : ce flap-flap si distinct fut créé en tapant sur une chaise en simili-cuir Naugahyde qui traînait dans le studio.

Des fauteuils Naugahyde

A l’opposé du couple Buckingham/Nicks férocement conflictuel se trouve feus les époux McVie qui se tolèrent avec une froideur tout anglaise. Lui aussi stoïque que peut l’être tout bassiste qui se respecte, elle toujours aussi élégante et distinguée derrière ses claviers. Pourtant, ils en bavent tous les deux. Après le divorce, John a quitté leur appartement de Malibu pour une goélette de douze mètres tandis que Christine s’installe sur Sunset Strip. Durant les sessions à Sausalito, elle loge avec Stevie Nicks dans un double appartement sur le bord de mer alors que les hommes dorment (ou plutôt font la bringue) au studio. Les deux femmes s’entendent bien depuis le début et une complicité voit le jour.

Quand John débarque ivre mort un soir sur deux en pleurant à la porte de son ex, cette dernière se refugie dans la chambre de Stevie. Il faut dire que Chris a malheureusement déjà tourné la page et entretient une relation avec un certain Curry Grant qui n’est autre que l’éclairagiste du groupe. C’est d’ailleurs pour lui qu’elle compose You Make Loving Fun malgré que pour cacher sa nouvelle liaison, elle convaincra John qu’elle parle de… son chien. Les paroles peuvent être interprétées à guise, « You make me happy with the things you do » (« Tu me rends heureuse avec ce que tu fais »), même s’il est dur de ne pas y voir une déclaration à un homme : « And I don’t have to tell you you’re the only one » (« Et je n’ai pas besoin de te dire que tu es l’heureux élu »). Elle profita de l’absence de Buckingham pour enregistrer sa compo en toute liberté, jouant différentes parties clavier sur son traditionnel Fender Rhodes mais aussi un orgue Hammond et un clavinet.

On retrouve encore Christine McVie à l’origine de Don’t Stop, un des morceaux les plus populaires de Fleetwood Mac. Comme souvent ses chansons sont plus optimistes et positives, ce qui contraste avec le reste de l’album. Même si Buckingham tient le chant, elle s’adresse une nouvelle fois à John McVie (« If you wake up and don’t want to smile ») en lui envoyant un message d’espoir (« Don’t stop thinkin’ about tomorrow »), que les choses iront mieux demain (« Why not think about times to come ») et que tout ce qu’elle veut après tout est son bonheur (« All I want is to see you smile ») . Même si elle reste inflexible et catégorique, il faut tourner la page : « Yesterday’s gone » Ce vers tiré du refrain de Don’t Stop devait à l’origine être le titre de l’album. Il a d’ailleurs servi comme nom au projet durant toutes les sessions d’enregistrement. Il est intéressant de remarquer que Chris joue du piano bastringue à la sonorité si particulière ainsi que de l’orgue Vox Continental, célèbre pour être l’instrument de prédilection de Ray Manzarek des Doors. Le 45 tours avec Never Going Back Again en face B se hissera à la 3ème place des charts américains. Don’t Stop deviendra avec le temps un incontournable du répertoire Fleetwood Mac à tel point que Bill Clinton en fera son hymne de campagne en 1992.

La dernière plage de la face A de Rumours revient encore à Christine McVie avec Songbird. C’est le seul morceau de l’album à être dénudé d’arrangements: un piano, une voix, et la guitare sèche de Buckingham très discrète en fond. L’idée lui vint au beau milieu de la nuit dans l’appartement qu’elle partageait avec Stevie Nicks. Il y avait un piano électrique portatif dans la chambre et Songbird naquit en une demi-heure. Tout était là, paroles, accords et mélodie, comme un cadeau du ciel. Malheureusement, McVie n’avait aucun moyen de l’enregistrer. Elle resta éveillée toute la nuit pour ne rien oublier et se précipita aux premières heures du jour au Record Plant, persuadée de tenir quelque chose de spécial. John McVie se souvient qu’à la première écoute, toutes les personnes présentes dans le studio pleuraient comme des madeleines. Le producteur Ken Caillat, qui se rend compte de la gemme qu’il tient dans ses mains, décide d’enregistrer Songbird dans une salle de spectacle plus spacieuse que l’étouffante caverne de Sausalito. Il tente de réserver le Berkeley Community Theatre mais ce dernier est indisponible. C’est finalement au Zellerbach Auditorium, toujours à Berkeley (au nord de San Francisco), que la session a lieu le 3 mars 1976. Caillat connaissait bien le lieu pour y avoir enregistré un album de Joni Mitchell. Afin de créer une ambiance plus intimiste, il fit livrer des bouquets de fleurs sur le piano de McVie uniquement éclairé par trois projecteurs. Les sessions durèrent jusqu’au petit matin car la prise de son était live. Songbird était le moment de Christine et fermait souvent les concerts durant les rappels.

Un autre titre qui se détache de l’ambiance « OK Corral » de Rumours est aussi le dernier signé Christine McVie. Dans Oh Daddy elle semble s’adresser directement à son ami et collègue de travail Mick Fleetwood même si certains y ont vu une autre déclaration tacite à son éclairagiste de boyfriend. Le morceau est une déclaration d’amour platonique au mentor de Fleetwood Mac qui jouait en effet le rôle de père pour tous. Il était justement le seul à être parent de deux filles à l’époque. Le groupe a toujours été ce qui importait le plus à Mick. Aux côtés de John McVie, il en était et est toujours le principal dépositaire et ce depuis les grands débuts. Chris trouva l’inspiration dans un morceau des Rolling Stones, Fool to Cry (Black & Blue, 1976) où Mick Jagger chante « Daddy, what’s wrong ? Daddy you’re a fool to cry ». Dans sa version, elle met en avant la force mentale du batteur (« I’m so weak but you’re so strong ») qui avait la lourde tâche de maintenir l’unité du groupe malgré les discordes. Fleetwood était réputé pour son côté excentrique et déjanté même s’il reconnaît lui-même « ne pas être Keith Moon ». C’est ce qui ressort dans les vers : « If there’s a fool around, It’s got to be me ». Les chœurs lunaires de Buckingham et Nicks confèrent à Oh Daddy une atmosphère planante tout comme l’utilisation du synthétiseur Moog qu’on entend plus distinctement à la fin. Logiquement, Mick Fleetwood a toujours déclaré que c’était son morceau préféré du répertoire Fleetwood Mac.

Mick Fleetwood a souvent déclaré que le plus grand drame pour son pote John McVie était que contrairement à Nicks et Buckingham, lui ne pouvait pas répondre en chanson à son ex-femme comme il ne chantait pas. Son seul moyen d’expression résidait dans son jeu de basse. Si celle-ci est, au même titre que la batterie, omniprésente tout au long de Rumours, elle est aussi à l’origine du classique The Chain. Avec Don’t Stop et Go Your Own Way, c’est un moment incontournable de l’album. Tout commence par ces quelques notes de basse qu’on retrouve par la suite en plein milieu du morceau. John McVie avait dans l’idée de réserver cette partie pour plus tard. Mick Fleetwood enregistra avec lui son jeu de batterie pour déboucher sur une progression musicale. Le bœuf entre les deux compères sonnent tellement bien que chacun décide de mettre la main à la pâte. Lindsey Buckingham dépoussière Lola (My Love) un vieux titre de leur premier LP Buckingham/Nicks pour en extraire l’intro au dobro.

Christine McVie prend en charge la rythmique de The Chain en y incorporant un ersatz de Butter Cookie (Keep Me There), une composition encore à l’état de démo. Stevie Nicks se charge d’écrire les paroles dans la même tonalité sombre et obscure que ses précédentes contributions (« Damn your love, Damn your lies, […] Damn the dark, Damn the light »). Son interlocuteur ne change pas et se trouve toujours être Lindsey (« And if you don’t love me now, You will never love me again »).

Le solo exceptionnel de Buckingham fut enregistré live à Sausalito lors d’une autre séance. Il durait bien plus longtemps mais Ken Caillat dût le couper par la suite. Il fut ensuite placé au détriment d’un couplet après le pont signé John McVie tant sa puissance émotionnelle était phénoménale. Chaque partie ayant été enregistrée séparément, ce fut un casse-tête pour Caillat et Dashut d’assembler le morceau. Au final, The Chain est le seul titre de Rumours a être crédité aux cinq membres du groupe.

Lors du mixage final de l’album à Los Angeles, Buckingham et Ken Caillat remarquèrent qu’il restait deux minutes vacantes à combler. Lindsey s’occupa donc de Never Going Back Again sans les quatre autres et le morceau fut le dernier de Rumours à être mis en boîte à l’automne 1976. Le titre avait d’abord été travaillé avec Mick Fleetwood qui jouait des balais sur ses fûts d’où le nom original : Brushes. Il se présente sous l’aspect d’une ballade écrite après sa première aventure depuis sa rupture avec Stevie Nicks. Bucks chante qu’il a touché le fond plusieurs fois (« Been down one time, Been down two times ») et qu’il ne compte plus jamais revivre ça (« I’m never going back again »). Côté mélodie Lindsey s’inspira du jeu de guitare de Ry Cooder, en reproduisant sa technique de fingerpicking qui consiste à pincer les cordes indépendamment. Au moment d’enregistrer, le producteur Ken Caillat remarqua que sa guitare se désaccordait régulièrement. Il en résultait que les notes ne sonnaient pas à l’identique sur les deux pistes de guitare. Il dût le convaincre de la raccorder toutes les vingt minutes afin de tirer le meilleur de chaque note. L’effort prit une journée entière pour un résultat de deux minutes et laissa tous les techniciens sur le carreau. Mais le résultat fut au rendez-vous. Tout du moins jusqu’à ce que Buckingham réalise au moment de chanter qu’il avait enregistré toutes ses parties guitare dans la mauvaise tonalité… Et dût tout recommencer le lendemain au grand dam des ingénieurs du son.

Le Dandy et la Sorcière :

La photographie de Rumours fait partie du panthéon des pochettes cultes de l’histoire du rock. Pour le shooting, Fleetwood Mac refait appel à Herbert Worthington qui s’était déjà occupé des deux précédents albums : Heroes are Hard to Find (1974) et Fleetwood Mac « White Album » (1975). L’artiste décédé en 2013 a notamment travaillé avec Steve Winwood, Buddy Miles et Sly Stone. Il s’occupera par la suite des deux albums solos de Stevie Nicks : Bella Donna (1981) et The Wild Heart (1983).

Pour Rumours, il reproduit l’imagerie emblématique du précédent album qui mettait en vedette Mick Fleetwood et John McVie. Cette fois, le bassiste laisse sa place à Stevie Nicks. La chanteuse est grimée dans son rôle mystique de Rhiannon, la sorcière celte héroïne de sa chanson. On retrouve la fameuse boule de cristal que McVie lançait en l’air cette fois dans les mains du batteur. Mick Fleetwood pied sur un tabouret (apporté par Worthington), semble inviter Nicks à entrer dans cette sphère magique. Ou plutôt l’auditeur à entrer dans le monde de Fleetwood Mac. Le détail qui choque sur cette pochette est sans nul doute ces deux boules en bois qui pendouillent de l’entre-jambe du géant barbu. Et celles-ci ont une histoire bien à elles. Elles remontent à l’époque de Peter Green quand le groupe se produisait encore en Angleterre. Un soir bien éméché, Fleetwood sortit des toilettes d’un pub avec la chasse d’eau qu’il avait arraché et les accrocha à son ceinturon en montant sur scène. Il les a toujours gardé en porte-couilles talisman depuis ces années.

La pochette recto est aussi intéressante selon Worthington lui-même. Hormis la traditionnelle photo de groupe placée en bas, la suite de clichés au-dessus illustre parfaitement tout le paradoxe Fleetwood Mac. Un groupe épuisé, des couples déchirés, mais des musiciens qui s’apprécient et se respectent. Sur les trois images, on voit John McVie se diriger vers Lindsey Buckingham pour le serrer dans ses bras. Sur la première, on peut clairement lire la stupéfaction sur le visage du guitariste qui ne devait pas s’attendre à un tel élan de sympathie. Surtout de la part de John qui n’est pas le plus expressif du groupe et après toutes les tensions entre les deux adeptes du manche. Sur le dernier cliché, Chris McVie a fait de même avec Stevie Nicks et le pauvre Mick se retrouve tout seul. Pour Herbert Worthington, c’est une véritable expression d’amour. Et c’est tout ça Fleetwood Mac. Un groupe qui aurait pu exploser en plein vol, voir sur le tarmac avant même le décollage et l’ascension vers la gloire, mais qui a su mettre ses problèmes d’égo de côté pour un projet commun. Celui de faire de la musique ensemble, quoiqu’il en coûte. Pour le meilleur et pour le pire. Mais bien souvent pour le meilleur.

Les avis de la presse à l’époque :

« Les arrangements sont bien faits, sans être forcés, et même si Los Angeles (les harmonies et l’ambiance générale) est très présent dans ce que fait Fleetwood Mac, ce n’est pas l’atmosphère prétentieuse que l’on trouve dans l’oeuvre de trop d’artistes basés à L.A. »

Steve Clarke, NME, 12 février 1977.

« Le rock & roll a cette mauvaise habitude d’être imprévisible. Vous ne pouvez jamais dire quand un groupe subira cette transformation alchimique du plomb à l’or. La transformation moyenne est presque toujours un single à succès mais un tel chamboulement plonge souvent un groupe dans une notoriété qui le dépasse.

Mais dans le cas de Fleetwood Mac le départ du guitariste Bob Welch, qui a réduit le groupe à des reprises inutiles et prétentieuses de vieux standards, donna lieu à la plus grande rupture qu’ils aient jamais connue. Avec cela et l’ajout de Lindsey Buckingham et Stevie Nicks, Fleetwood Mac est soudainement devenu un groupe pop californien ; au lieu de jams blues rock pénibles, ils ont commencé à produire des petits singles brillants de trois minutes avec des refrains accrocheurs.

Christine McVie dirige désormais un groupe de chant classique basé sur la plus ancienne tradition populaire, les chansons d’amour. Les harmonies vocales sont l’apanage de l’identité pop californienne et Fleetwood Mac est maintenant un de ses plus fidèles représentants, avec trois chanteurs principaux à la tonalité comparable. Pris individuellement, seule la voix de McVie a plus de caractère mais elle ancre justement leurs arrangements vocaux à mi-chemin entre la voix basse de Nicks et celle aiguë de Buckingham.

Malgré l’interminable retard pour boucler le disque, Rumours prouve que le succès de Fleetwood Mac n’est pas dû au hasard. Christine McVie semble particulièrement vitale sur You Make Loving Fun qui fonctionne de la même manière que Over My Head, leur précédent succès. La formule est du Byrds réchauffé : McVie chante les couplets simplement, avec un fond instrumental discret, et les refrains sonnent comme des chœurs angéliques – des harmonies hautes planent derrière elle avec une guitare électrique 12-cordes résonnant contre le chant.

Cette touche de Byrds est la province de Lindsey Buckingham. Et elle est utilisée avec le plus grand succès sur Go Your Own Way, qui utilise un accompagnement de guitare acoustique tout du long, avec des effets sur les chœurs. La batterie de Mick Fleetwood ajoute une nouvelle dimension au style. Fleetwood s’efface délicatement mais pas dans le modèle de roulement fluide que la plupart des batteurs de rock emploient. Au lieu de pousser le rythme (la guitare acoustique de Buckingham et le jeu de basse de John McVie s’en occupent), il le ponctue, jouant à contre-courant. Une touche comme celle-là peut transformer une bonne chanson en un classique.

La contribution de Buckingham est la grande surprise, car il est apparu au début que Nicks était la moitié la plus forte du tandem. Mais Nicks n’a rien sur Rumours de comparable à Rhiannon son hit sur l’album précédent. Dreams est une mélodie agréable mais assez légère, et son chant nasillard est la seule faiblesse vocale sur le disque. I Don’t Want to Know, qui est une pure formule country-rock post Buffalo Springfield, pourrait facilement être confondu avec un certain nombre de chansons de Richie Furay.

Les deux autres compositions signées Buckingham sont presque aussi bonnes que Go Your Own Way. Second Hand News, ostensiblement à propos de la rupture de sa relation avec Stevie Nick, est tout sauf morose et surpasse complètement les Eagles dans le genre « baiser d’adieu ». Encore une fois, le rythme haché de la guitare acoustique porte la chanson jusqu’au joyeux refrain qui parvient à transformer des voix ordinaires en une harmonie pop intemporelle. C’est peut-être lustré à souhait, mais c’est ce qui fait que c’est brillant. Never Going Back Again, la plus jolie perle de l’album, est un finger-picking acoustique porté par une voix délicieuse qui dément une fois de plus le sujet des mauvaises nouvelles.

Le passage de Fleetwood Mac du blues britannique au folk-rock californien n’est pas aussi étrange que certains pourraient le penser. La scène blues anglaise du début des années soixante avait autant à voir avec la musique folk américaine rurale que le son du blues urbain, qui était de toute façon principalement la passion d’un guitariste. Christine McVie est beaucoup plus proche d’une chanteuse comme Sandy Denny de Fairport Convention que de n’importe quel chanteur de blues anglais. Sans altérer sa sensibilité naturelle, elle s’est adjugée aisément les codes et principes du rock californien. Elle a toujours écrit des chansons d’amour et chante ses ballades avec une émotion hésitante sans pareil. Songbird, son moment solo au clavier de l’album, est à couper le souffle et ne tombe pas dans le piège du pathos dévotionnel.

Fleetwood Mac a donc finalement réalisé l’apothéose de cette croisade blues du début des années 60 pour revenir à ses racines. C’est juste qu’il a fallu un couple de californiens et quelques leçons des Byrds, Buffalo Springfield et des Eagles pour finalement y parvenir. »

John Senson, Rolling Stone, 21 avril 1977.

Anec-doses :

- Le onzième album studio de Fleetwood Mac est devenu une des plus grosses ventes de tous les temps, s’écoulant à plus de 40 millions d’exemplaires à travers le monde. Il trône à la septième place du classement (plus ou moins contestable) des plus gros vendeurs de disques. Plus impressionnant, il atteignit les 10 millions d’unités dès sa première année de sortie. Rumours décrocha le Grammy du meilleur album l’année suivante en 1978 devant Hotel California et la B.O. de… Star Wars. En octobre 2020, l’album fit un retour surprenant dans les charts après qu’une vidéo publiée sur TikTok par Nathan Apodaca devint virale. On le voit skater au rythme de Dreams ce qui poussa Mick Fleetwood et Stevie Nicks « themselves » à répondre par leur propre vidéo !

- Lors des premières sessions d’enregistrement de Fleetwood Mac (1975), le tempérament autoritaire de Lindsey Buckingham qui voulait tout contrôler fut rapidement recadré. Alors qu’il réprimandait les autres sur la façon de jouer, John McVie et son flegme tout britannique lui répliqua : « Ici, tu es dans Fleetwood Mac. Je suis le Mac. Et je joue de la basse comme je veux. » Fin de la discussion.

- Le style unique de Stevie Nicks à son arrivée dans Fleetwood Mac a beaucoup fait jaser. Son look sombre et ésotérique lui vaudra rapidement d’être cataloguée comme sorcière par l’Amérique puritaine et bien-pensante. Après le succès de Rumours, elle sera harcelée de messages insultants et menaces de mort : « Sorcière, tu dois mourir ! » A la même époque, un lycéen en Alabama se verra même renvoyé de son école religieuse pour avoir voulu jouer Landslide à son examen d’étude. Sous prétexte que « Stevie Nicks est un suppôt de Satan ». En 2014, elle fera une apparition remarquée dans la série horrifique « American Horror Story » aux côtés de Jessica Lange dans une saison qui met en scène un clan de sorcières dans une école contemporaine de la Nouvelle-Orléans. Un joli pied de nez à ses détracteurs.

- Le producteur Ken Caillat se trouve être le père de l’artiste Colbie Caillat. L’auteur-compositrice connut le succès dès ses débuts en 2007 avec le single Bubbly qui grimpa à la 5ème place du Billboard. Son deuxième album Breakthrough paru en 2009 débuta à la 1ère place en septembre pour une semaine.

- Lors de la campagne présidentielle américaine de 1992, le candidat Bill Clinton se servit de Don’t Stop comme hymne de campagne. En tant que futur président issu de la génération des baby-boomers, il savait que l’utilisation de Fleetwood Mac séduirait de nombreux électeurs. Le coup de projecteur pour le groupe fut bénéfique et l’album Rumours suscita un regain d’intérêt quinze ans après sa sortie. Quand Clinton remporta l’élection, il réussit l’exploit de réunir tous les membres pour son gala d’investiture en 1993. A l’époque, Lindsey Buckingham ne faisait plus partie du Mac depuis 1987 et Stevie Nicks avait déserté en 1991.

- Les sessions de Rumours sont aussi restées célèbres pour être le théâtre de scènes de débauches sans précédent. Buckingham, Fleetwood et McVie séjournaient dans des chambres du studio Record Plant mais passaient plus de temps à faire des fiestas dantesques que dormir. L’alcool coulait à flots et la consommation de cocaïne était prodigieuse. Mick Fleetwood reconnaît que s’il alignait toute la coke qu’il a sniffé dans sa vie, la ligne ferait 11 kms. Sous la table de contrôle du Record Plant se trouvait l’énorme sac à merveilles que devaient surveiller Ken Caillat et Richard Dashut. Quand un des musiciens avait besoin d’un remontant, il demandait à ce qu’on apporte le sac. Un jour, les producteurs lassés de toute cette frénésie, remplacèrent ledit sac par de la farine. Quand il fut sollicité, Caillat se pointa dans le studio en tenant le sac à l’envers, toute la farine se déversant par terre. Je vous laisse un peu imaginer la tête qu’ils tirèrent avant de comprendre la supercherie. La poudre blanche est tellement présente dans l’élaboration de Rumours que tous les membres de Fleetwood Mac envisagèrent un temps de remercier leur dealer dans les crédits de l’album. Mais les guerres de gang mirent fin à cette idée loufoque, celui-ci se faisant descendre avant la sortie de l’album.

Sources :

https://www.fleetwoodmac.com/

https://www.fleetwoodmacnews.com/

https://www.imdb.com/name/nm1393605/

https://www.allmusic.com/artist/fleetwood-mac-mn0000182900

Jean-Sylvain Cabot – Fleetwood Mac (2020) Le mot et le reste

Mick Fleetwood – Play On : Now, Then and Fleetwood Mac (2014) Hodder & Stoughton

Ken Caillat, Steve Stiefel – Making Rumours, The Inside Story of the Classic Fleetwood Mac Album (2012) John Wiley & Sons

Carol Ann Harris – My Life with Lindsey Buckingham & Fleetwood Mac (2007) Chicago Review Press

Juin 2021.

Commentaires

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  • Héloïse (vendredi, 16. juillet 2021 16:55)

    On veut la suite maintenant !!!!

  • Lilian (mardi, 22. juin 2021 16:38)

    Que dire de plus ? Bah rien !

  • Clarinette (mercredi, 16. juin 2021 15:18)

    Rooooooock & roooooooooooll 🤘🤘🤘🤘 😝😝😝

  • MisterX (lundi, 14. juin 2021 19:02)

    Ha oui je dis oui ! Fleetwood Mac ça c'était de la musique !

  • Christophe (dimanche, 13. juin 2021 20:47)

    étonnant comme parcours en effet . mais du blues à la pop il n y a souvent qu un pas .

  • Ying Yang (samedi, 12. juin 2021 08:56)

    Super compte insta et super site. Bien joué à toute l'équipe, continuez comme ça !!!

  • Marion (jeudi, 10. juin 2021 20:25)

    tu pourrais faire hotel california la prochaine ???

  • Rocky (jeudi, 10. juin 2021 10:28)

    Super article, tout est dit. Bravo !

  • Léa R. (mercredi, 09. juin 2021 19:55)

    "Sex drugs et rock and roll" a été inventé pour Fleetwood Mac on dirait 🤣

  • 60sdave (mercredi, 09. juin 2021 17:51)

    Perso je trouve que c'est plutôt le travail de Christine McVie qui a toujours été sous-estimé. Un vrai talent de songwriter, une classe so-british et puis surtout quel putain de voix ! Don't Stop, You make loving fun, Songbird et après Hold me, Everywhere ou Little lies.... tous les plus grands tubes sont d'elle quand on y regarde bien

  • On the rocks (mercredi, 09. juin 2021 16:26)

    Pour moi Fleetwood Mac, ça a toujours été la période "west coast". Sans le talent de Buckingham, le groupe aurait disparu et beaucoup n'en aurait jamais entendu parler. Une honte que les autres l'ont viré du groupe !!!

  • Pedrito75 (mercredi, 09. juin 2021 10:18)

    Je suis tombé par hasard sur ton compte Insta et pas déçu du voyage. Ce site fourmille de détails croustillants, un vrai régal 🙂

    Tu as raison le rock n'est pas mort et pas pret de l'être 🤟

  • Nico Meyer (mardi, 08. juin 2021 21:39)

    Commercial ne veut pas dire mauvais pour autant. Même London Calling est devenu mainstream dans ce cas. Pour moi Fleetwood Mac c'est Peter Green même si j'apprécie tout autant Rumours. C'est comme le Dylan des débuts à celui des 70s. Il faut apprécier les époques.

  • Slenzy (mardi, 08. juin 2021 18:16)

    C'est un bon album mais pas mon préféré du Mac. Pour moi c'est Tusk le vrai chef-d'oeuvre. Celui-ci est beaucoup trop commercial et mainstream.

  • Baba cool au rhum (mardi, 08. juin 2021 16:47)

    merci pour tout ce travail et toutes ces anecdotes, j'ai appris des trucs insoupçonnés ! je savais que Clinton appréciait les cigares mais pas le rock and roll :lol!

  • Kend0 (mardi, 08. juin 2021 14:08)

    Ah oui, qu'est-ce que c'était bien Fleetwood Mac! Dreams, Go your down way... que des classiques!!!

  • Fleetwood Michel (mardi, 08. juin 2021 12:38)

    Je rejoins Jean-Pierre, ça fait 40 ans que j'ai ce disque dans ma collection et je l'écoute toujours avec autant de plaisir. Merci pour cet article qui me rappelle de belles années.

  • Babou (mardi, 08. juin 2021 10:17)

    Wahouh, tu nous en a mis une sacrée couche 😄 Je lirai ça ce soir à tête reposée 😉

  • Jean-Pierre (mardi, 08. juin 2021 09:40)

    Un grand album que ce RUMOURS, je me lasse pas de l'écouter encore maintenant...