Abraxas

Samedi 16 aout 1969, hameau de White Lake près de Bethel dans l’état de New York. Ces coordonnées géographiques ne sont peut-être pas très révélatrices mais sont pourtant les plus proches de la ferme de Max Yasgur où est en train de s’écrire une page historique. Un festival revendiquant « trois jours de paix et de musique » qui a pris le nom de la bourgade située 70 km plus au sud : Woodstock. Pourquoi ? Le nom du patelin était déjà fort connu puisque Bob Dylan l’avait choisi pour couper les ponts avec Greenwich Village et ce depuis 1966. The Band, Tim Hardin ou Van Morrison firent tous escale dans ce qui devint alors une nouvelle enclave culturelle américaine. Expliquant peut-être l’afflux hors norme de festivaliers, près de 500.000 personnes, un record pour l’époque. Woodstock est resté célèbre pour être plus qu’un festival mais un véritable rassemblement emblématique de la contre-culture porté par une jeunesse américaine pacifiste désireuse de protester contre la guerre du Vietnam mais voulant aussi s’émanciper des valeurs conservatrices et puritaines du pays. Les concerts joués permirent à des artistes réputés comme Hendrix, The Who ou Janis Joplin de confirmer un peu plus leur statut mais révélèrent surtout aux yeux du grand public une relève prometteuse. Joe Cocker et sa reprise syncopée de With a Little Help from My Friends (tiré du Sgt. Pepper’s des Beatles) restent un moment culte et inoubliable de Woodstock, tout comme les anglais du Ten Years After mené par un Alvin Lee supersonique (I’m Goin’ Home). C’est aussi le cas de cette formation hétéroclite qui monte sous le soleil de la grande scène ce samedi peu après 14h. Un sextuor encore parfaitement inconnu qui va électriser le public avec un set mêlant rock, blues et musique latine issu de leur premier album qui ne paraîtra que deux semaines plus tard : Santana (1969). Les rythmes endiablés mettent rapidement les milliers de hippies en transe même si les musiciens du Santana Blues Band (première appellation du groupe) ne sont pas en reste. L’organisation bordélique de Woodstock force les musiciens à attendre des heures avant de jouer. Et pour tuer le temps, ils se défoncent dans l’hôtel situé à quelques kilomètres où tous logent. Quand l’organisateur Michael Lang vient chercher Santana, ces derniers sont alors en plein trip de LSD. Carlos reconnaitra par la suite que s’il grimace à outrance sur les vidéos, c’est parce qu’il bataillait farouchement avec le manche de sa guitare qui « ondulait comme un serpent ». C’est d’ailleurs grâce au film Woodstock réalisé par Michael Wadleigh (avec l’aide du tout jeune Martin Scorsese) et sorti en salles six mois après que la notoriété de Santana va exploser. La performance de Soul Sacrifice avec sa sarabande de percussions et son solo de batterie par Michael Schrieve (vingt ans seulement et plus jeune musicien du festival) devenu anthologique est restée gravé dans les mémoires comme dans les annales de Woodstock. Mais surtout cette fracassante entrée en matière va permettre à Santana de voir un avenir doré se profiler à l’aube des seventies.

Santana Blues Band sur la scène de Woodstock, 16 aout 1969.

Black Magic Santana :

L’euphorie de Woodstock passée, le collectif Santana reprend la route pour sillonner le sol américain comme ils le font depuis un an et demi déjà. Auréolé de leur nouveau statut et instigateur d’un courant musical qui s’apparente à ce qu’on appellera plus tard la « world music », ils se voient ouvrir les portes de la côte est dont celles du prestigieux Fillmore East de New York ou de la Boston Tea Party. Ils n’en oublient pas pour autant leurs terres de cœur, la Californie, de Santa Monica à San Francisco où le Fillmore West devient leur lieu de prédilection. La salle de spectacle, propriété du promoteur Bill Graham, située à quelques croisements de Haight-Ashbury, participa grandement à l’effervescence culturelle de Frisco ainsi qu’au mouvement hippie. Elle vit défiler les grands noms de la scène locale, Jefferson Airplane, Grateful Dead ou le Big Brother de Janis Joplin. L’emblématique établissement connut pourtant une existence éphémère, tirant définitivement le rideau le 4 juillet 1971 trois ans seulement après son ouverture.

Le Fillmore West, South Van Ness Avenue, San Francisco

C’est d’ailleurs dans ce temple sacré de la musique que Carlos Santana fera en janvier 1970 la connaissance de Fleetwood Mac encore porté par son charismatique leader Peter Green, quelques semaines seulement avant que ce dernier ne prenne la poudre d’escampette. La formation londonienne, bien loin de ses futures humeurs californiennes, baigne encore dans le blues crasseux de Robert Johnson ou Elmore James. Et dans l’esprit de ses maîtres à penser, l’ancien Bluesbreaker a pondu une composition inspirée du All Your Love (1966) d’Otis Rush (popularisé par John Mayall et Eric Clapton) : Black Magic Woman. La progression d’accords mineurs septièmes jumelés aux paroles vaudous trouvent de suite écho auprès de Santana qui cherche à donner un caractère ésotérique et tribal à sa musique. Il décide logiquement de se l’approprier.

Peter Green, 1970.

Comme le reconnaîtra le chanteur et organiste Gregg Rolie, Santana avait eu trois ans pour mitonner à la perfection leur premier opus. Ils auront moins d’une année pour graver leur deuxième volet. Là où une pléthore de musiciens se seraient vus pris de panique, l’urgence aura un effet bénéfique et stimulateur sur le groupe. Il faut dire que le rythme infernal des concerts leur offre un bel exercice de chauffe pour le nouveau matériel. Ce qui explique le tour de force d’avoir enregistré Abraxas en l’espace de deux petites semaines. Ou bien est-ce le coup de téléphone du grand Miles Davis au jeune Carlos pour l’encourager dans ses efforts qui donnera des ailes au sextuor ? Ceux-ci investissent donc les tout nouveaux studios Wally Heider de Frisco le 17 avril. Pas le plus connu des lieux d’enregistrement même si les plus avisés reconnaîtront que la pochette de Cosmo’s Factory du Creedence (voir ci-dessous) fut prise dans le studio C. A noter que Santana ne reviendra ici qu’une seule fois en 1976 pour Amigos. Comme sur le précédent album, les compositions originales fleurissent ici au milieu de reprises mixées à la sauce Santana. Et quelle salsa.

Creedence Clearwater Revival - Cosmo's Factory (16 juillet 1970)

L’album s’ouvre sur l’instrumental Singing Winds, Crying Beasts, signé d’un des trois percussionnistes du groupe et joueur de conga Michael Carabello. C’est d’ailleurs lui qui joue du piano sur ce titre qui a le mérite de planter le décor. L’auditeur est de suite transporter dans l’atmosphère mystique et exotique que laissait supposer la pochette aux nuances chaleureuses. L’introduction est forte, car outre annoncer la couleur, elle marque une scission nette avec les sonorités psychédéliques et acidulées de Santana I. Le groupe semble avoir trouvé l’équilibre approprié entre blues rock et musique latine sans faire pencher la balance. C’est aussi le mariage astucieux de deux cultures que tout oppose. Et la reprise de Black Magic Woman/Gypsy Queen qui suit en est un parfait exemple. Le blues d’un anglais voulant copier ses illustres aînés afro-américains joué à la température tropicale. Comment faire plus homogène et multiculturel ? Surtout que Santana va même jusqu’à coller une autre reprise à la première. Gypsy Queen provient du guitariste jazz d’origine hongroise Gabor Szabo et de son album Spellbinder (1966) qui signifie à juste titre « l’envoûteuse ».

On retrouve les grandes lignes dans la jam qui clôture le morceau mais aussi dans les premières secondes avant le riff de Black Magic Woman. Cette version diffère complètement de l’originale, dépouillée et crue comme la majorité de l’œuvre de Fleetwood Mac période Peter Green. Ici, l’ajout du piano électrique et de l’orgue Hammond B3 joués par Gregg Rolie étoffent la section rythmique tout en distillant quelques riffs bien sentis. A cette dernière, les percussions constituées des timbales et congas mais aussi de bongos et güiros, viennent conforter le sentiment « vaudou » du morceau. Chepito Areas livre notamment une sacrée performance aux congas sur le finish. Et bien évidemment Santana fait le reste du boulot. Sa Gibson SG oscille entre riffs cristallins et sonorités plus chaudes et heavy, dégénérant en feedback dans la reprise finale de Gypsy Queen. Il fait aussi intelligemment usage du volume, comme le violoniste qu’il fut durant son enfance, jouant avec les graves et les aigus selon les notes.

Même si certaines idées sont clairement inspirées (pompées ?) du jeu de Peter Green, la structure générale en ré mineur 7ème restant la même, le schéma d’accords est totalement différent. Elle en reste pour autant une reprise ce qui ne sera pas désagréable aux finances de Green qui touchera un sacré pactole en royalties grâce à la version de Santana. Mais « BMW » (ouais, ça ne s’invente pas) s’avérera être sa Némésis au demeurant. Green commencera alors à tremper dans l’obscurantisme et à fréquenter des gens… peu fréquentables, versés dans la magie noire. Pour la plupart des charlatans qui lui pomperont allégrement tout son fric sans pour autant omettre de lui brûler le cerveau au LSD. Il mettra des années à s’en remettre, ce qui ne fut pas le cas de tout le monde (n’est-ce pas Syd ?), nous privant ici du talent hors norme de ce génie incompris. Selon Christine McVie, qui rejoignit officiellement Fleetwood Mac peu après son départ, si Green ne finit pas sans-abri à la fin des années soixante-dix, c’est grâce à ses rentes datant de ses premières galettes. Le single avec Hope You’re Feeling Better en face B sera le premier échantillon de Abraxas, grimpera à la 4ème place du Billboard et sera en bonne partie la raison du succès de l’album.

La dernière « cover » du disque n’est pas non plus n’importe qui. Issu du répertoire mambo du « Roi des timbales » Tito Puente, Oye Como Va est un péan de la musique portoricaine. Le chanteur percussionniste avait sorti son titre en 1962 dans une version « Cha Cha » elle-même inspirée d’une composition du bassiste cubain Israel ‘Cachao’ Lopez de 1957 : Chanchullo. En tout point, la version de Puente est un classique en son genre. Mais en dépit d’une timide apparition à la 11ème place dans les classements ‘Easy Listening’ du Billboard américain, elle restera connue majoritairement de la population sud-américaine. Il faudra attendre celle de Santana pour qu’un tout nouveau public commence à s’intéresser à la musique portoricaine et cubaine et à ses fervents représentants comme Mongo Santamaria, Perez Prado ou Bobby Capo.

Comme pour Black Magic Woman, la différence réside dans les arrangements plus étoffés que l’original. La rythmique est toujours assurée par l’orgue Hammond B3 de Gregg Rolie craché par cette enceinte Leslie qui lui confère ce son si distinctif. Quant à Carlos, sa guitare remplace les parties flûte et cuivre de Tito Puente en ajoutant à ses rythmes latinos sa touche de blues rock. Les paroles très minimalistes et répétées se résument à « Oye como va mi ritmo, Bueno par gosar, Mulata » que l’on peut traduire par « Ecoute ce que donne mon rythme, c’est bon pour s’éclater, ma jolie ». Le terme ‘Mulata’ fait débat depuis des années et divise souvent le public, la réelle signification étant une métisse caucasienne et africaine. Mais en argot, il signifie aussi une fille canon ce qui colle plus au contexte du morceau. A noter que le premier mot prononcé dès le début de la chanson est « Sabor » (saveur). Puente fut éternellement reconnaissant envers Santana pour avoir gravé son Oye Como Va, non seulement car il braqua les projecteurs sur sa musique mais plus généralement sur toute la scène latino. Au crépuscule de sa vie, il déclarait : « Tout le monde a déjà entendu parler de Santana. Santana ! Le grand Santana ! Notre musique, la musique latine, il l’a faite voyager autour du monde. Et j’aimerais le remercier publiquement parce que quand il enregistra Oye Como Va, il m’en attribua tout le crédit. Alors depuis ce jour nous, tout ce que nous faisons (nb : les artistes latinos), c’est du Santana. La version d’Oye Como Va sur Mambo Birdland (nb : sorti en 1999, un an avant sa mort), c’est celle de Santana ! »

La première face se termine en apothéose par l’instrumental Incident at Neshabur. Le titre composé par Carlos et le pianiste blues Alberto Gianquinto intègre les différentes facettes du jeu proposé par le groupe. Ses arrangements d’accords complexes et ses changements de rythmes exécutés avec maestria par le groupe en font un sommet de l’album. Chaque membre récite sa partition à la perfection et se voit gratifié à tour de rôle de sa minute de gloire. Incident débute sur une jam endiablée très proche du jazz fusion de John McLaughlin (avec qui Santana collaborera trois ans plus tard sur Love Devotion Surrender) avant de prendre sans crier gare une toute autre tournure à mi-parcours. La première partie est librement tirée de Senor Blues (1956), un titre du pianiste de jazz Horace Silver. Le morceau se change alors en une agréable bossa nova calme et sirupeuse qui n’est pas sans rappeler les orchestrations lounge-pop de Burt Bacharach même si le principal intéressé reconnaîtra s’être inspiré de This Girl’s in Love with You (1970) d’Aretha Franklin. Il nous donne aussi un solide aperçu de ce que Santana sera capable d’effectuer à l’avenir sur des instrumentaux très similaires comme Samba Pa Ti (que nous verrons plus bas), Life is Lady/Holiday (Inner Secrets, 1978), Aqua Marine (Marathon, 1979) ou bien I Love You Much Too Much (Zebop, 1981). Carlos fait ici démonstration de tout son talent, variant les mesures, les ambiances et se pose en véritable chef d’orchestre. C’est en concert que cette pièce prendra tout son sens, s’étirant parfois en longueur dantesque comme sur le live de Lotus (1974) ou elle atteint les 16 minutes. Mais que signifie son titre ? En l’absence de paroles, il fut difficile de trouver une réponse et certains crurent longtemps qu’il était question de Nishapur, une ville située dans la province de Razavi Khorasan au nord-est de l’Iran. En fait, il s’agit du lieu où le révolutionnaire haïtien Toussaint Louverture s’opposa à Napoléon Bonaparte et son désir de réinstaurer l’esclavage. Arrêté par le général Leclerc (propre beau-frère de Bonaparte), il fut ramené en France et enfermé au fort de Joux dans le Haut-Jura (!) où il mourut en 1805. Il aura eu tout de même le temps de voir Haïti devenir la première république noire le 1er janvier 1804 après que les esclaves haïtiens réussirent à repousser les troupes françaises de Napoléon. Autant dire que Louverture est vénéré comme un dieu dans les Caraïbes. Le groupe lui consacrera une autre célébration l’année suivante sur Santana III (1971) sobrement intitulée… Toussaint L’Overture.

Se acabo (C’est fini) qui ouvre la deuxième face ainsi que El Nicoya (une région du Costa Rica) qui la termine sont les deux contributions du percussionniste Chepito Areas. Tout comme Mother’s Daughter et Hope You’re Feeling Better sont l’œuvre de Gregg Rolie. Cette dernière constitue un des rares moments de pur rock & roll sur Abraxas. La guitare hurlante de Santana est saturée de distorsion ajoutant du volume et de l’intensité. Elle est justement accompagnée par l’orgue de Rolie qui martèle un riff blues puissant. Ce titre dénote et détonne parmi tous les autres car il est loin des velléités du groupe de fusionner les genres.

Mais la véritable perle de la face et peut-être même du disque se trouve être un (énième) instrumental signé Carlito. Sans aucun doute, le premier album contenait quelques instrumentaux intéressants dont le zénith reste Soul Sacrifice et sa version à Woodstock. Mais c’est avec Samba Pa Ti, composé après avoir observé une saxophoniste de jazz qui jouait en bas de son appartement, que Santana va définitivement graver son premier instrumental mémorable. Et c’est lui qui ouvrira la porte à beaucoup d’autres comme Europa (Amigos, 1976) avec qui il entretient de nombreuses similarités notamment dans sa construction. Dans les deux cas, le guitariste laisse parler son génie mélodique. La première section comprend une progression d’accords simple jouée par Gregg Rolie sur son orgue Hammond. Son tempo samba est majoritairement en clé de sol strié par quelques accords mineurs. Après le pont le rythme s’accélère, Santana distillant ses riffs latins bien léchés dans un registre plus aigu au travers d’un ampli Fender Twin Reverb. Il use aussi par moment d’une pédale wah-wah sur ses soli. Une véritable démonstration de tout son talent, tout son flair et une belle retranscription de toutes ses influences, de Peter Green ou B.B King à Gabor Szabo. C’est aussi la première œuvre dont il sera vraiment fier : « Je me souviens que lorsque j’écoutais mes enregistrements, c’était comme me regarder dans un miroir et voir quelqu’un d’autre : B.B., Peter Green, George Benson… Et un soir, quand j’entendis Samba Pa Ti à la radio, c’était vraiment moi, ma musique, mon empreinte, mon identité. Parce que quand je l’ai enregistré, je ne pensais à rien. C’était seulement au feeling. Je me sentais frustré parce que je savais que c’était enfoui au plus profond de moi mais je ne parvenais pas à l’exprimer. Et puis Samba Pa Ti a jailli et tout le monde l’a compris. »

Illumi-Mati :

Si Abraxas est entré dans la légende, c’est aussi en partie grâce à sa pochette qui est devenue l’une des plus populaires de l’histoire du rock. C’est peu après la sortie du premier album que Santana fait la découverte dans un magazine de l’artiste Mati Klarwein et de son tableau baptisé « L’Annonciation ». Il décide illico que ce sera la pochette de son prochain opus. Or ce ne fut pas le premier artiste musical à placer une œuvre de Mati en format vinyle. Miles Davis avait fait appel à ses services pour Bitches Brew (1970) après que les deux aient fait connaissance à New York en 1967. A noter qu’un des personnages représentés sur cette peinture se retrouve sur celle de « l’Annonciation ».

Miles Davis - Bitches Brew (avril 1970)

D’origine allemande, Mati Klarwein est assurément un des plus grands représentants de mouvement psychédélique. C’est aux Beaux-Arts de Paris puis à l’Académie Julien qu’il étudie tout d’abord le surréalisme aux côtés de Fernand Léger. André Malraux lui offrira la nationalité française en 1965. A parti de 1967, il déménage à New York où il fait la rencontre de Salvatore Dali, Andy Warhol mais aussi toute la scène musicale américaine. Miles Davis, Buddy Miles, Lou Reed mais aussi Jimi Hendrix. En 1970, ce dernier est en studio avec le pianiste de jazz Gil Evans. Dans l’idée du projet qu’il murit, l’enfant vaudou demande à Klarwein de lui esquisser une toile en synergie avec sa musique. Malheureusement, Hendrix décède au mois de septembre et l’album ne verra jamais le jour.

C’est durant sa période américaine qu’il va terminer ce qui s’apparente à l’œuvre d’une vie, « Aleph Sanctuary », qui lui aura pris sept ans. Baptisé la « chapelle Sixtine du psychédélisme », elle prend la forme d’un cube de trois mètres sur trois à l’apparence d’un temple miniature. Contenant 68 de ses tableaux, on retrouve ici « l’Annonciation » (1961), « la Crucifixion » (1965), la «Nativité » (1962) ou encore « Grain de sable » (1965). Mati qui a grandi dans les trois cultures juive, chrétienne et musulmane, le considérait comme le temple de toutes les religions. « Aleph Sanctuary » fut monté et exposé dans le loft new-yorkais de l’artiste où tout le monde pouvait venir s’y recueillir. Pour des raisons financières, il dut ensuite le démanteler pour vendre ses œuvres.

Mais revenons-en à nos moutons. Quand Carlos tombe sur cette représentation de « l’Annonciation », il doit être interpellé par l’énorme conga que chevauche cet ange rougeoyant. Ou bien est-ce cette naïade noire qui lui rappelle la Black Magic Woman de Peter Green ? Les références bibliques sont nombreuses dans la toile de Mati, la scène de l’Annonciation représentant l’ange Gabriel venu informer la vierge Marie de sa future maternité. Cependant, l’esprit provocateur de l’artiste le pousse à revisiter l’annonce divine d’une manière quelque peu scandaleuse. Non seulement l’archange Gabriel est représenté entièrement nu, peinturluré en rouge incandescent qui n’est pas sans rappeler le feu de l’enfer, mais en plus il se retrouve fichu d’un vulgaire tam-tam entre les guiboles. Et la ‘vierge’ Marie ? Elle est devenue une femme voluptueuse, sensuelle et sexualisée à l’excès, appelant à tous les vices mais surtout de couleur… noire ! Une blanche colombe, symbole de pureté et de virginité, masque son intimité. L’ange rouge désigne du doigt un symbole au-dessus de sa tête. Il s’agit de la première lettre de l’alphabet hébreu ‘Aleph’ signifiant ‘commencement’. La toile blasphématoire fourmille de détails dissimulés. Les trois Rois Mages sont eux devenus des danseurs de charme africains de la tribu Woodabe du Niger. A la fin de la saison des pluies, se tient chaque année au sein de cette tribu une cérémonie rituelle de sept jours où les hommes exécutent une série de danses de charme. Le tout sous les yeux amusés mais attentifs des femmes qui finissent par élire les lauréats les plus désirables. C’est pourquoi les participants sont maquillés et sous leurs plus beaux atours. Mati Klarwein n’oublie pas de représenter son propre portrait barbu au premier plan des danseurs, affublé d’un chapeau et de lunettes noires. Dernier détail intéressant : entre l’ange et Marie se trouve une vue aérienne de la plage de Deia à Majorque où l’artiste finira ses jours. Mais au fait que signifie le titre de l’album ? Abraxas ou Abrasax ou encore Abracax est un démon. D’après Saint Jérôme, Abraxas serait le nom mystique de Mithra dont la somme des lettres en grec donne le nombre 365 correspondant au nombre de jours dans une année. Pour les égyptiens, il prend la forme d’une créature à tête de coq, se terminant par des serpents, un fouet à la main.

« Je dois beaucoup à Santana d’avoir choisir ma peinture pour Abraxas. On n’a pas conscience de l’impact que cela a eu. J’ai vu le poster épinglé dans la hutte d’un shaman au Niger ou dans la cabine d’un camion de transport conduit par un rasta en Jamaïque. Alors, muchas gracia Carlito ! » - Mati Klarwein

 

Les autres pochettes signées Mati Klarwein :

Les avis de la presse à l’époque :

« Carlos Santana est un des trois nouveaux guitaristes qui se rapprochent le plus du jeu de B.B. King. Eric Clapton et Michael Bloomfield sont ses deux seuls contemporains mais Santana joue de la musique latine et aucun autre groupe latino n’use de guitariste solo. Le paradoxe avec Santana est qu’ils furent rapidement acceptés par les fans de Grand Funk et Ten Years After alors qu’ils devraient d’abord l’être par le public de Chicago et John Mayall.

Le cœur de Santana se compose de l’organiste Gregg Rolie et le bassiste Dave Brown qui maintiennent ensemble le rythme sur lequel les percussions peuvent jouer librement. Les timbales, les congas (portoricaines) et les fûts décollent sur la rythmique de Brown puis Santana lui-même fait entrer en jeu ses riffs de guitare.

Carlos Santana est un chicano passionné par la guitare qui a toujours été très utilisée dans la musique mexicaine. Il a mis au point un savant mélange de blues et jazz combiné à la sauce latine. Et cela fonctionne bien aussi car le groupe est un des plus rigoureux à avoir jamais mis les pieds dans un studio. Parmi les groupes de blancs, seul Chicago peut égaler leurs percussions, mais Chicago est aidé par des cuivres là où Santana l’est par ses timbales et congas.

Le clou de l’album se veut être Oye Como Va. Le seul hic réside dans le mixage trop faible de l’orgue de Rolie. C’est aussi une voie nouvelle pour Santana, beaucoup plus habitué au style des jeunes musiciens portoricains de New York comme DJ Orchestra ou Ray Olan, et bien loin du côté Sly Stone qui dominait leur premier album. A moins que vous ne soyez un aficionado de la musique latine ou de l’œuvre de Herbie Mann & the Jazz Messengers, vous n’accrocherez peut-être pas ce titre ou même le reste de l’album.

Abraxas est l’une des nouvelles productions indépendantes de chez Columbia Records réalisée au studio de Wally Heider, le bassiste Dave Brown ayant réalisé une grande partie de la production. Le résultat final risque de faire perdre à Santana son public de la première heure mais est voué à gagner le respect de ceux intéressés par la musique jazz latine. Sur Abraxas, Santana devient un « Santamaria pop » (ndlr : Mongo Santamaría, percussionniste cubain) et ils pourraient bien apporter à la musique latine ce que Chuck Berry a fait pour le blues.

Les principaux groupes latins dans ce pays se produisent généralement pour 100 dollars la nuit et à ce prix-là vous n’avez même pas de siège. Si Santana arrive à atteindre un large public avec Abraxas, les anciennes figures comme Puente ou La Lupe finiront peut-être dans les salles de bal. Mais pour l’heure, Abraxas est un régal d’enfer et la musique est bonne du début à la fin. »

Jim Nash, Rolling Stone, 24 décembre 1970.

« Le son spécial de Santana est de retour sur leur deuxième album composé d’une musique entraînante aux rythmes multiples. De nouveaux changements musicaux ont été apportés sur ce disque mais le goût des rythmes dansants prévaut toujours. La rigueur du groupe reste une marque de fabrique chez Santana sur des titres comme Singing Winds, Crying Beasts, Se a Cabo ou Oye Como Va, composition de Tito Puente. Voici un autre gros LP pour le roi du Rock Latino. »

Billboard, octobre 1970.

Anec-doses :

- Le difficile cap du deuxième album fut pourtant un succès pour Santana. Abraxas se logea sur la première marche du Billboard américain pour huit semaines à la fin de l’année 1970. Il passera au final quatre-vingt-huit semaines dans les charts et sera certifié cinq fois disque de platine (5 millions de ventes sur le sol américain). Le single Black Magic Woman/Gypsy Queen qui contribua fortement au succès de l’album grimpa à la quatrième place du Billboard en janvier 1971. Enfin en 2003, le magazine Rolling Stone (qui se sera une nouvelle fois bien planté à sa sortie) le placera 205ème de ses « 500 plus grands albums de tous les temps »

 - La carrière de guitar-hero de Carlos Santana n’était pas toute tracée. En effet, il commença par s’illustrer tout d’abord au violon (au milieu ci-dessous) poussé par son père musicien de mariachi. C’est seulement à l’âge de huit ans qu’il décidera de passer à la guitare. Un de ses premières idoles était Ritchie Valens, qui connut le succès en 1958 avec La Bamba. Il passera naturellement à l’électrique, ses modèles d’alors se trouvant être B.B. King, John Lee Hooker ou T. Bone Walker. Avant de réussir à percer, il sera plongeur dans un restaurant et jouera même dans les rues de San Francisco pour s’assurer quelques revenus modestes.

- L’organiste et chanteur Gregg Rolie fut un membre fondateur du Santana Blues Band. On le retrouve sur les quatre premiers albums du groupe, Santana (1969), Abraxas (1970), Santana III (1971) et Caravanserai (1972). Mais après l’enregistrement de ce dernier disque, il quitte le groupe pour fonder Journey avec le guitariste Neal Schon (lui aussi parti de Santana). Rolie continuera à tenir le chant dans sa nouvelle formation jusqu’à l’arrivée de Steve Perry qui ouvrira une nouvelle ère. Quant à Santana, il verra défiler les prétendants au poste de chanteur, de Greg Walker (Amigos, Moonflower, Inner Secrets) à Alex Ligterwood (Marathon, Zebop, Shango).

- Après une longue traversée du désert dans les années 80 et 90, Santana fait son grand retour en 1999 avec la sortie de son dix-huitième album studio Supernatural. Ce dernier comportant de nombreux invités de marque comme Eric Clapton, Eagle-Eye Cherry, Lauryn Hill, Everlast ou Rob Thomas, va devenir le plus grand succès commercial de sa carrière se vendant à plus de 30 millions d’exemplaires. Il fut certifié numéro un dans onze pays dont la France, l’Angleterre, le Canada ou l’Australie. Aux Etats-Unis, il resta en tête du Billboard durant douze semaines et certifié quinze fois disque de platine (12 millions de copies écoulées). L’année suivant sa sortie, Supernatural rafla neuf trophées à la 42ème cérémonie des Grammy Awards dont l’album de l’année, la chanson et l’enregistrement de l’année (Smooth), égalant le précédent record de huit titres gagnés par Michael Jackson en 1984 avec Thriller. Sans compter que deux des six singles extraits de l’album, Smooth (2 millions de ventes) et Maria, Maria (3 millions de ventes) grimpèrent eux aussi à la première place des charts américains et campèrent respectivement douze et dix semaines. Sans contestation, l’album de tous les records.

- En 2007, Carlos Santana ouvrit son premier restaurant avec l’aide du chef Roberto Santibañez. Baptisé « Maria Maria » du nom d’un de ses plus célèbres morceaux (Supernatural, 1999), l’établissement sert essentiellement de la cuisine traditionnelle mexicaine : tacos, fajitas, fruits de mer au guacamole, Margaritas, tequilas… Depuis, ce sont trois autres restaurants qui ont ouvert, deux en Californie, un au Texas et un autre en Arizona. Tous les profits générés par ces enseignes sont reversés à sa fondation Milagro qui aide les enfants les plus démunis.

Sources :

https://www.santana.com/

www.ultimatesantana.com

https://ultimateclassicrock.com

Carlos Santana, Ashley Kahn, Hal Miler – The Universal Tone : Bringing My Story to Light (2014) Hachette

Norman Weinstein – Carlos Santana, A Biography (2009) ABC-CLIO

Louise Chipley Slavicek – Santana, The Great Hispanic Heritage (2013) Infobase Learning

Marc Shapiro – Carlos Santana : Back on Top (2000) St. Martin’s Press

Storm Thorgerson – 100 Best Album Covers (1999) DK Pub

Avram Mednick – The 100 Greatest Rock ‘n’ Roll Songs Ever (2000) iUniverse

Février 2020.

Commentaires

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  • PLP (vendredi, 23. octobre 2020 18:51)

    Je me suis plongé avec délices dans votre article ! Merci pour les recherches et les histoires, et bien sûr pour m'avoir fait passer un bon ment avec ce Santana haute époque :)